Évaluer l’ampleur réelle de l’immigration en France, la question revient régulièrement dans le débat public. Jeudi 11 février, Marine Le Pen et Gérald Darmanin se sont écharpés sur France 2 autour de cette question sensible, qui continue de préoccuper les Français.
Selon un sondage YouGov publié en avril 2019, l’immigration arrive en troisième position des préoccupations principales des Français (21%), derrière le chômage (27%) et le pouvoir d’achat (36%). Une problématique sur laquelle revient pour Sputnik Patrick Stefanini, ancien haut fonctionnaire et auteur Immigration: ces réalités qu’on nous cache (Éd. Robert Laffont).
Plusieurs contre-vérités ou approximations ont été assenées au cours de ce débat, aussi bien de la part du ministre de l’Intérieur que de la présidente du Rassemblement national. Ainsi, Gérald Darmanin a-t-il commencé par affirmer qu’il y avait actuellement «cinq millions d’étrangers en France». Ce qui est factuellement vrai, puisque selon le dernier recensement de 2018, 4,7 millions d’étrangers résideraient sur le sol français.
De même, le locataire de la place Beauvau a-t-il indiqué qu’entre 1982 et 2019, il n’y avait qu’«un million d’étrangers de plus en France», soit une augmentation de «6,8% à 7,4%» de la part de population étrangère. De quoi faire relativiser le terme d’«invasion migratoire», voire de «grand remplacement» repris à l’envi par l’extrême droite française et européenne.
Augmentation de 83% du nombre de titres de séjour entre 2000 et 2019
L’accès au territoire français a en revanche crû de manière significative en l’espace de quelques années.
«Le nombre de titres délivrés en 2019 est supérieur de 83% au nombre de titres délivrés en 2000», explique à Sputnik l’ancien secrétaire général du ministère de l’Immigration et de l’Intégration de Nicolas Sarkozy.
Les chiffres sont sans appel: en 2000, le nombre de titres de séjour délivrés par la France à des ressortissants de pays tiers (ce qui exclut les ressortissants de l’Union européenne, qui ne requièrent pas de titre de séjour pour rester sur le territoire national) était de 150.000. En 2019, selon le ministère de l’Intérieur, ce chiffre grimpe à un peu plus de 277.000, ce qui a d’ailleurs été rappelé par Gérald Darmanin sur France 2.
Selon MLP, «471.000 titres de séjour» ont été délivrés en 2019
Marine Le Pen, de son côté, a avancé le chiffre de «471.000 titres de séjour délivrés en 2019». La candidate du Rassemblement national serait donc loin du compte, tant et si bien que son adversaire l’a accusée de colporter des «fake news» sur le sujet. Mais là encore, la statistique du nombre de titres de séjour ne prend pas en compte deux éléments importants dans l’afflux migratoire en France: le nombre de demandes d’asile et les arrivées des fameux «mineurs isolés», désormais appelés «mineurs non accompagnés» (MNA). «Vous oubliez les mineurs isolés et les 177.000 demandeurs d’asile qui ne sont pas comptabilisés dans ces chiffres», a ainsi rétorqué Mme Le Pen.
132.000 demandes d’asile sont déposées chaque année en France (il y en avait 40.000 en 2000), et 36.000 sont accordées (soit sept fois plus qu’il y a vingt ans). Concernant les mineurs isolés, l’Association des départements de France (ADF) estime que pour la seule année 2020, la France a accueilli près de 40.000 d’entre eux (soit une multiplication par trois depuis 2016). On ne saurait toutefois additionner le nombre de demandes d’asile au nombre de titres de séjour délivrés, car les deux catégories se confondent en partie, certains demandeurs d’asile obtenant un titre de séjour.
96% des déboutés du droit d’asile restent sur le sol français
Marine Le Pen a donc surévalué le nombre annuel d’arrivées d’immigrés légaux sur le sol français. Acculée, la députée du Pas-de-Calais a répliqué que «le problème de notre pays, c’est que les déboutés du droit d’asile ou les mineurs isolés restent sur notre sol.» Ce qui est vrai pour 96% des déboutés du droit d’asile, selon la Cour des comptes.
Et la France a toutes les difficultés du monde à faire exécuter les procédures d’éloignement des immigrés illégaux, appelées OQTF (obligation de quitter le territoire français) dans le jargon administratif. Marine Le Pen a avancé le chiffre de «12,6%» d’OQTF exécutées en France, contre «90%» en Allemagne, selon elle. Ce chiffre est inexact, mais la réalité n’est guère plus glorieuse pour la France. En réalité, le taux d’exécution des OQTF varie entre 15% et 20%. En 2013, sur les 89.000 procédures d’éloignement prononcées, seules 15.000 ont ainsi été exécutées, soit un taux de 17%.
Selon un rapport de spécialistes du droit étranger publié en janvier 2020 et adressé au gouvernement français, le taux d’exécution des procédures d’éloignement serait de 33% dans l’UE, et de 55% (et non 90%) en Allemagne.
«Suicide démographique de l’Europe»
Dans livre, Stefanini affirme que, depuis 2016 et pour la première fois dans l’histoire française, le solde migratoire des immigrés est supérieur au solde naturel (excédent des naissances sur les décès).
«Entre 2000 et 2015, la population de l’UE a crû de 20 millions, dont un cinquième seulement en raison du solde naturel. En 2080, si l’on prolonge les tendances démographiques actuelles, l’Union pourrait perdre jusqu’à 100 millions d’habitants, sa population revenant à son niveau de 1960. Il s’agirait d’une sorte de suicide démographique et économique», écrit ainsi l’ancien haut fonctionnaire.
À l’issue du débat, Gérald Darmanin a affirmé sur Twitter que «la théorie du grand remplacement de l’extrême droite n’est pas très sérieuse». Si Patrick Stefanini estime que les chiffres ne permettent pas d’affirmer avec certitude le remplacement de la population européenne par une population africaine, car «les chiffres de l’INSEE prennent en compte toute l’immigration, y compris l’immigration européenne», le basculement démographique du continent européen et a fortiori de la France semble ne faire aucun doute selon lui. «Il y a revanche lieu de souligner que la démographie française ne permet plus d’assurer le renouvellement des générations, car son indicateur conjoncturel de fécondité se situe en dessous de 2», précise-t-il.
Quand je suis né, en 1982, il y avait 6,8% d’étrangers en France, aujourd’hui il y en a 7,4% dont la moitié d’européens.
— Gérald DARMANIN (@GDarmanin) February 11, 2021
La théorie du grand remplacement de l’extrême-droite n’est pas très sérieuse. Leur seul objectif est d’entretenir la peur. #VALP pic.twitter.com/EP9Gym7L6V
Le duel tant attendu entre Marine Le Pen et Gérald Darmanin n’aura donc pas donné de vainqueur, chacun y allant de ses approximations et de ses accommodements avec la réalité du phénomène migratoire. Reste que «l’accélération de l’immigration en France n’est pas contestable», conclut Stefanini.