Dans cette interview accordée à Sputnik, Françoise Vergès dresse un bilan particulièrement critique du travail réalisé par Benjamin Stora pour le compte du Président Emmanuel Macron. Selon elle, le rapport de l’historien originaire de Constantine vise à «pacifier et à neutraliser la dimension et les conséquences du passé colonial français en Algérie».
La politologue et militante «féministe décoloniale» connaît parfaitement l’histoire coloniale de ce pays du Maghreb pour l’avoir étudiée, mais aussi pour avoir passé une partie de sa jeunesse à Alger, au sein du foyer de son oncle, Jacques Vergès, alors époux de la militante du FLN Djamila Bouhired. Ancienne présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE), Françoise Vergès estime que la France officielle doit abandonner sa posture paternaliste pour parvenir à se décoloniser. Un entretien sans concession, dans la pure tradition des Vergès.
Sputnik: Vous dénoncez depuis des années l’histoire officielle, celle du «pouvoir français et de l’homme blanc». Le rapport de Benjamin Stora s’inscrit-il dans cette lignée?
Françoise Vergès: «Je dirais, avec tout le respect que j’ai pour Benjamin Stora, que son rapport s’inscrit dans la lignée d’un révisionnisme de l’histoire. Le pouvoir français n’en est plus au refoulement et au fait de dire "ça ne s’est pas passé". Son objectif est de pacifier et de neutraliser la dimension et les conséquences du passé colonial. Nous sommes face à une politique de pacification.»
Sputnik: Cette pacification permet-elle de minimiser les crimes coloniaux en Algérie?
Françoise Vergès: «Tout à fait. À la lecture du rapport, j’ai été frappée par le vocabulaire: mémoire enflammée, mémoire blessée… Et également par le fait de mettre sur le même plan les mémoires des colons, des Algériens et des nationalistes. Je reprends la phrase d’Aimée Césaire: "La colonisation est un crime." Il n’y a jamais d’échanges ni de rencontres dans la colonisation. Dès le départ, c’est le viol, le vol, la dépossession et l’exploitation. Et ça continue ensuite.
Sputnik: Le rapport de Benjamin Stora, historien originaire de Constantine en Algérie, est destiné à l’État français puisqu’il a été commandé par le Président de la République Emmanuel Macron. Pourquoi a-t-il fait autant réagir en Algérie?
Françoise Vergès: «Car il parle de l’Algérie et que certaines de ses recommandations sont adressées directement aux Algériens, notamment lorsqu’il évoque la question des harkis et celle des archives du FLN. Benjamin Stora cite également des dirigeants algériens. À ce propos, je relève qu’il n’y a pas un seul mot sur le Hirak: Stora aurait dû démontrer que le peuple algérien n’est pas dupe et qu’il ne croit pas au récit qu’on lui fournit depuis des années, qu’il est tout à fait capable de faire la différence. Le Hirak a établi l’incroyable maturité du peuple algérien. Celui-ci est parfaitement au courant de la corruption de ses gouvernants. Les Algériens se font arrêter et jeter en prison, ils sont pleinement conscients de la situation et ils disent que c’est la seconde révolution.
Il y a un côté paternaliste dans ce rapport et je pense que c’est ce qui a fait réagir. Dans ce document, on évoque ‘des exactions, des sujets sensibles, du ressentiment’ au lieu de parler clairement de crimes. Il n’y a aucune référence aux enfumades, aux villages déplacés, à la séparation des communautés, au napalm, à la torture... Depuis la conquête jusqu’à l’indépendance, les Algériens ont subi une succession de crimes. Il y a des faits. Au lieu de cela, Benjamin Stora nous a offert un récit édulcoré qui met en avant des amitiés entre les Algériens et les colons. Mais ces amitiés se sont nouées contre et non pas grâce à l’ordre colonial. Moi qui viens de La Réunion, je peux vous dire que l’ordre colonial français est pour la division. Les amitiés sont une forme de résistance. Ensuite, qui en France peut se permettre de faire la leçon aux Algériens?»
Sputnik: Pourquoi le Président Macron a-t-il fait porter la responsabilité du dossier colonial sur les épaules d’un seul homme?
Françoise Vergès: «Je ne sais pas pourquoi Benjamin Stora a accepté cette mission. Ce qui est sûr, c’est que nous sommes confrontés à des pièges. Je le sais pour avoir été membre du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, même s’il est vrai que je n’étais pas seule. Les dirigeants français –Sarkozy, Hollande et Macron– veulent mettre sur le tapis ces sujets. À travers des missions et des annonces, ils arrivent à faire en sorte que le thème de la responsabilité de la France soit minimisé pour aboutir à une question de réconciliation. Pas une seule fois le mot réparation n’est prononcé. C’est systématique. Vous ne pouvez pas demander à une femme battue de se réconcilier avec son époux. C’est totalement asymétrique. La France est partie avec les archives de l’Algérie, ce qui est en réalité un vol. On nous dit que Paris a rendu les crânes des premiers résistants, alors que c’est le minimum! Nous en sommes à saluer des actes minimes.
La France a tellement refoulé son passé colonial que lorsqu’elle consent un petit geste, tout le monde doit trouver ça formidable. Je ne vais pas m’ébahir sur des choses évidentes. D’ailleurs, nous le constatons clairement dans la conclusion de ce rapport puisqu’il est écrit que l’Algérie est le premier client économique de la France en Afrique et que ce pays doit jouer le rôle de gendarme contre les migrants et contre les terroristes. Ce n’est pas le travail d’un historien de dire cela. Et c’est là que se révèle l’objectif réel de cette fameuse réconciliation: les intérêts économiques et politiques de la France doivent être préservés. Donc pour régler ces questions politiques, le pouvoir français crée ce genre de mission.»
Sputnik: Le fait de confier ces missions à des personnes comme Benjamin Stora, historien originaire de Constantine, pour le passé colonial ou encore à vous pour la question de l’esclavage permet-il de crédibiliser ces initiatives politiques?
Françoise Vergès: «Sans doute. Il est vrai que le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage a été créé sous Chirac, à l’époque il y avait encore certaines possibilités. Mais très rapidement, nous nous sommes aperçus de la volonté d’imposer des entraves. Personnellement, je n’en pouvais plus, je suis partie et aujourd’hui je suis critique. Jean-Marc Ayrault, l’ancien Premier ministre, actuel président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, a récemment reconnu que l’enseignement sur l’esclavage a régressé dans les manuels scolaires. Nous n’avançons pas, nous reculons.
Et ceux qui ont le plus payé, ce sont les Algériennes et les Algériens. Encore une fois, ce sont des stratégies de neutralisation et de pacification.»
Sputnik: Dans ce rapport, Benjamin Stora prend des crimes commis par l’empire du Japon en Chine et en Corée pour argumenter à propos du rejet de la repentance. Pourquoi est-il allé chercher si loin une telle référence et peut-on comparer la France coloniale au Japon?
Françoise Vergès: «C’est un détour complètement artificiel. C’est une nouvelle manière de refouler l’histoire. Il y a trop de documents, de récits de l’époque et actuels sur les crimes commis durant les 132 années de colonisation de l’Algérie pour faire l’impasse sur le passé colonial français.
Sputnik: À propos de la repentance, le rédacteur du rapport écrit: «On sait que depuis plusieurs années, les autorités algériennes réclament des excuses.» Pourtant, officiellement, l’État algérien n’a jamais exigé d’excuses ou de repentance, mais plutôt une reconnaissance des crimes coloniaux commis de 1830 à 1962. Une telle reconnaissance est-elle envisageable ?
Françoise Vergès: «Aucun dirigeant algérien n’a parlé de repentance ou d’excuses. La repentance est un terme créé par l’extrême droite française. Dans les mouvements antiracistes et anticoloniaux, je n’ai jamais entendu parler de repentance. Je me repens devant Dieu, c’est tout. C’est un argument profondément malhonnête qui révèle le refus de reconnaître les crimes. La repentance est une affaire française. Dans ce rapport, il y a une confusion entre ce que la France doit faire pour elle-même et ce que l’Algérie doit faire. Il y a cette volonté d’imposer la règle du donnant-donnant. Faites votre travail et les Algériens feront le leur. La reconnaissance est difficilement envisageable car ce serait reconnaître que la République française, depuis sa création, a les mains trempées de sang.
Chaque fois, on nous ressort les harkis, les événements d’Oran et aussi la guerre civile des années 1990 car cela prouve que les Algériens ont continué à s’entre-tuer. Il faut comprendre que ce sont des guerres et que des choses effroyables se sont produites. Vous en connaissez une guerre propre? La violence qui s’est abattue sur le peuple algérien a été terrible.»
Sputnik: Le rapport recommande de permettre aux harkis de revenir en Algérie. Pourtant, aucune loi algérienne n’interdit aux supplétifs de l’armée française d’entrer sur le territoire algérien. D’ailleurs, beaucoup sont restés ici en Algérie…
Françoise Vergès: «C’est encore une manipulation de l’histoire en présentant des éléments qui ne sont pas vrais, comme si l’Algérie interdisait le déplacement des harkis et de leurs enfants.D’abord, il faut rappeler que c’est la France qui s’est mal comportée avec les supplétifs puisqu’elle les a laissés "crever" dans des camps. Maintenant, on recommande à l’Algérie de compenser toutes les souffrances subies par ces personnes sur le sol français. Cette réparation doit être assurée par l’État français. Ce que je reproche à ce rapport, c’est de montrer les communautés de façon homogène: les harkis, les pieds-noirs, les Français, les Algériens… Lorsque l’on est historien, on doit faire attention à ne pas homogénéiser. D’ailleurs je suis contre la création d’un musée sur l’histoire de la France et de l’Algérie car ce sera un musée de l’euphémisme et de la neutralisation. Le rapport de Benjamin Stora sert des objectifs macronistes qui concluront qu’"il y a eu des excès des deux côtés".»
Sputnik: Cette prise d’initiative franco-française en matière d’écriture de l’histoire coloniale est-elle la cause d’une forme d’immobilisme de la partie algérienne?
Françoise Vergès: «La France profite du comportement de l’État algérien. C’est un peu ce que fait l’Occident, qui évite d’évoquer ses propres crimes en mettant en avant les dictatures et les gouvernements corrompus du continent africain. Il y a presque un anti-anticolonialisme qui s’est construit autour de cela: on reconnaît que la colonisation c’était mal, mais "regardez maintenant qu’ils ont été incapables de faire quelque chose de leur indépendance". Je n’excuse pas du tout les gouvernements algériens qui se sont succédé. Au-delà du colonialisme, il y a l’impérialisme qui continue. Il faut se poser des questions sur le rôle de l’Organisation mondiale du commerce, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international dans le maintien des inégalités nord-sud. Lorsque l’on analyse une situation, il est nécessaire de prendre en considération tous les éléments du puzzle. Pour l’Algérie, nous sommes face à un système qui a confisqué la victoire du peuple avec un incroyable pouvoir de l’armée qui étouffe une jeunesse.
Sputnik: Vous êtes originaire de l’île de La Réunion, territoire dont la France a pris possession en 1642 et qui est un département d’Outre-mer depuis 1946. Doit-on voir l’histoire de tous les territoires conquis par la France à travers le monde sous le prisme de la colonialité?
Françoise Vergès: «La France possède le second empire maritime au monde après les États-Unis d’Amérique grâce à toutes ses colonies dispersées à travers la planète. Le fait de dominer ces terres lui octroie un avantage scientifique puisqu’elle peut étudier la forêt amazonienne en Guyane ou encore la vulcanologie à La Réunion. Cette position lui accorde également des avantages géopolitiques, militaires, financiers et culturels. Ces terres appartiennent soit à l’empire colonial esclavagiste (Réunion,Guadeloupe, Martinique et Guyane), soit à l’empire post-esclavagiste (Nouvelle-Calédonie, Mayotte et les terres du Pacifique). Partout, quand vous lisez les rapports gouvernementaux, on fait état d’une inégalité raciale et de classe très forte. Il n’y a presque pas d’accès à la terre pour les autochtones. Le chômage est élevé, les jeunes n’ont pas d’avenir et le taux d’illettrisme est important, qui atteint les 21% à la Réunion. Le message du gouvernement français c’est: "L’avenir est ailleurs." Mais cette situation n’est pas nouvelle. Dès 1947, le gouvernement français déclarait qu’il n’y aurait pas de développement de ces colonies et que les deux seules solutions seraient la migration et le contrôle des naissances.