La tentative démocratique aura duré dix ans en Birmanie. L’armée vient d’y mettre un terme ce 1er février, en arrêtant le chef du gouvernement, Aung San Suu Kyi. L'état d'urgence a été proclamé pour un an. Des généraux ont été nommés aux principaux postes. Dénonçant une dizaine de millions de fraudes lors des élections législatives de novembre, l’armée, encore très influente dans le pays, s’est donc emparée du pouvoir qu’elle avait en partie délaissé en 2011. Condamné par de nombreuses chancelleries occidentales, ce coup d’État, mené sans effusion de sang, a donc suspendu la jeune démocratie birmane. Une démocratie déjà très affaiblie par les répercussions internationales de la crise des Rohingyas.
L’armée birmane, un État dans l’État
C’était pourtant un putsch auquel «on pouvait s’attendre» depuis le mois de novembre, observe Barthélémy Courmont. Second scrutin du processus de démocratisation après 2015, les élections de novembre 2020 ont été couronnées par une victoire écrasante de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d'Aung San Suu Kyi au pouvoir, avec 83% des suffrages. Un «résultat extrêmement encourageant» sur le plan démocratique, mais très contesté par la junte, qui avait immédiatement argué «de fraudes diverses», ce que la commission électorale avait démenti.
Forte présence militaire dans les rues de #Loïkaw, la capitale #Karenni suite au coup d'état militaire en #Birmanie.#coupdetatbirmanie #Myanmar pic.twitter.com/mWgPEL56ya
— Village Karenni (@VillageKarenni) February 1, 2021
Ayant également prévu ce scénario, un homme d’affaires occidental présent dans le pays, qui préfère lui aussi rester anonyme, confirme à Sputnik l’existence de fraudes électorales et d’une possible corruption. «Tout le monde semble convenir qu’il y a eu une petite fraude», dit-il. Et même parmi les partisans du LND.
Usant de ce prétexte, l’armée «menaçait tout simplement de renverser le pouvoir», rappelle Barthélemy Courmont. Fin janvier, le commandant en chef de l'armée, le général Min Aung Hlaing, déclarait ainsi que la Constitution pouvait être «révoquée» dans certaines circonstances. Les militaires «ont malheureusement tenu parole», résume le géopoliticien. «L’armée est restée extrêmement puissante en Birmanie», précise-t-il.
«On a dû s’accommoder de la présence de militaires dans le gouvernement. Trois ministères clés étaient restés aux mains des militaires: la Défense, l’Intérieur et les Frontières. Des ministères sur lesquels Aung San Suu Kyi et les démocrates n’ont jamais eu la main depuis l’élection de 2015.»
Si la junte avait accepté de se replier, elle avait ainsi négocié ce repli en gardant certaines institutions clés du pouvoir: le gouvernement, mais aussi la Constitution et le Parlement. Le texte des lois fondamentales birmanes date de la junte et reste «une Constitution militaire» que le gouvernement démocrate n’a «pas pu modifier en vertu d’un mode de scrutin assez particulier». En effet, un quart du Parlement était encore «octroyé de facto aux militaires», en dépit de la large victoire du LND en novembre dernier.
Rohingyas: les responsables
Barthélemy Courmont leur attribue ainsi la paternité de la crise des musulmans rohingyas qui ont fui le pays par centaines de milliers en 2017 pour se réfugier au Bangladesh. Évoquant des «tentatives de sabotage» de toutes les initiatives gouvernementales, les militaires ont «un petit peu poussé le gouvernement à la faute, ou en tout cas à une mauvaise image». Ayant «tout intérêt à déclencher ce type d’hostilités», ce sont bien les militaires qui ont précisément cherché à «déstabiliser le pouvoir» en multipliant les exactions. Ainsi celle qui a reçu le prix Nobel de la paix en 1991 a-t-elle essuyé d’innombrables critiques en Occident pour sa gestion de la crise. Pour Barthélemy Courmont, les démocraties occidentales, «aveuglées», ont joué un rôle déterminant dans l’aggravation des tensions dans le pays:
«La crise a certes été gravissime pour la population des Rohingyas. Mais on a peut-être trop rapidement et de manière arbitraire désigné comme coupable Ang San Suu Kyi et le gouvernent birman. On n’a pas tenu compte des spécificités du pays. En particulier les ministères clés tenus par les militaires. […] L’Occident a considérablement isolé la Birmanie et, par la même occasion, fragilisé la démocratie locale, là où il aurait été indispensable d’apporter un soutien très fort.»
À qui profite le retrait occidental?
Des critiques internationales qui ont donc influé sur les relations entre la Birmanie et l’Occident. La dimension géopolitique a «pesé sur ce coup d’État», remarque Barthélemy Courmont. «La Chine et l’Inde profitent du retrait occidental pour être les principaux investisseurs», ajoute-t-il, observant que Pékin a «considérablement renforcé sa place en Birmanie à la faveur d’investissements très importants» dans le cadre de son projet des nouvelles routes de la soie pour accéder directement à l’océan Indien.
Interrogé par Sputnik, le directeur du Centre d'études sur le Myanmar à l'université du Guangxi, Liao Chun'yong, évoque ainsi de nombreux projets d’infrastructures, notamment «la construction du corridor économique Chine-Birmanie et du port dans la zone économique de Kyaukpyu». Celui-ci estime toutefois que les investissements chinois devraient logiquement «souffrir» de cette crise politique. La diplomatie chinoise a donc appelé ce 1er février à un règlement des différends «dans le cadre de la Constitution».
«La Chine joue de manière assez ambivalente à la fois sur une politique de rapprochement avec le gouvernement démocratique, mais aussi avec les militaires», observe Barthélemy Courmont.
Sans doute moins manichéenne, la puissance chinoise aurait tout fait pour ménager toutes les susceptibilités: «Il y a beaucoup de zones d’ombre sur le soutien apporté aux militaires», poursuit notre interlocuteur. «Toujours est-il que les militaires n’ont pas été totalement rejetés par leur ancien allié chinois. Même si la Chine a évidemment apporté son soutien sous la forme d’investissements à la transition démocratique.»