La fin de l’année 2010 devait tout changer pour le monde arabe. Un Printemps, disait-on, qui a débuté en décembre 2010 en Tunisie avant de se propager. Mais la marche de l’histoire s’est grippée une nouvelle fois. L’imprévu s’est invité. Ces révolutions prenaient leur source dans le mécontentement général de populations spoliées et réprimées par des pouvoirs autoritaires. Très souvent, elles ont été récupérées dans les urnes par les Frères musulmans et leurs alliés. Ça a été le cas en Égypte avec Mohammed Morsi. Dix ans après ces soulèvements en série, la confrérie islamiste et ses soutiens qataris et turcs ont majoritairement échoué dans leur quête du pouvoir. Eux sont les perdants bien identifiés de cette décennie terrible. Mais alors qui a fini par profiter de ce chaos?
Actifs soutiens de ces révolutions qu’ils donnaient l’impression de téléguider, les États-Unis ont-ils bénéficié des Printemps arabes? Et quels profits en ont tirés leurs alliés régionaux, l’Arabie saoudite et Israël?
Éric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), a dirigé l’ouvrage La face cachée des révolutions arabes, publié aux éditions Ellipses dès novembre 2012. Il a perçu très tôt l’influence de Washington.
Pour le Département d’État américain, avec les Faucons de George W. Bush, mais aussi l’équipe de politique étrangère de Barack Obama placée sous la férule d’Hillary Clinton, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient ne sont pas deux régions, mais une seule et même zone, le Grand Moyen-Orient. Ainsi, Washington a-t-il choisi d’utiliser l’islam politique et donc de miser sur la confrérie des Frères musulmans pour servir des intérêts souvent contraires à ceux des pouvoirs en place dans la région.
«Les Frères musulmans ont dit aux Américains ce que ces derniers voulaient entendre. Ils ont joué leur propre jeu. Ils ont doublé les Américains, qui ont été les dindons de la farce. Les États-Unis ont voulu jouer une nouvelle fois aux grands architectes de la géopolitique. Mais ils n’ont pas réussi à porter au pouvoir des personnes qui leur soient inféodées. »
En Libye, Mouammar Kadhafi est tombé sous les bombes de l’Otan en 2011. Mais l’année 2020 a bien illustré la faiblesse du rôle des États-Unis sur le terrain et dans les règlements politiques. Là où la Russie et la Turquie rivalisent d’influence.
En Égypte, le maréchal al-Sissi, qui a pris le pouvoir à la suite du président «frériste» Morsi, s’est démarqué de Washington en se rapprochant de Moscou.
Quant à la Syrie, près d’une décennie de guerre n’a pas réussi à provoquer la chute de Bachar el-Assad. Ce dernier ne cherche, avec ses alliés russes et iraniens, qu’à chasser la puissance militaire américaine de son sol.
Le constat semble sans appel. Mais, pour autant, l’échec est loin d’être total pour Washington. Les pays réfractaires à la domination américaine sont majoritairement en miettes (Syrie, Libye, Yémen) ou encore très ébranlés par ces révolutions (Égypte). Contrairement aux alliés des États-Unis dans le Golfe. De là à croire qu’ils seraient les grands vainqueurs de cette décennie de chaos, il n’y aurait qu’un pas. Un pas qu’Éric Denécé se refuse toutefois à franchir:
«L’Arabie saoudite a été secouée par de graves problèmes internes. Davantage des querelles dynastiques au sein de la famille royale qu’une révolte de la population, même si la minorité chiite qui se trouve dans les zones pétrolières est constamment sous la botte du régime de Riyad.»
Et le politologue poursuit son tour d’horizon:
«Le régime du Bahreïn est lui-même toujours soumis à cette fronde d’une partie de sa population. Les Émirats arabes unis, effectivement, s’en sont mieux tirés que les autres. Ils sont très anti-Frères musulmans. On peut dire que c’est le plus pro-occidental des États du Golfe.»
Le bilan est aussi ambivalent pour le premier allié de Washington dans la région, l’État hébreu. Éric Denécé rappelle ainsi que la guerre en Syrie a débouché en grande partie sur la victoire politique et militaire du Hezbollah et d’autres factions proches de l’Iran. Des conséquances «très déstabilisantes» pour Israël à ses yeux.
Cependant, ailleurs, les bénéfices sont nombreux à terme, puisque l’État hébreu s’est rapproché de ses voisins du Sud qui le reconnaissent les uns après les autres. Une politique qui permet de faire front commun face aux «révolutionnaires islamiques» d’Iran, et face à l’islam politique des Frères musulmans. Ce chaos généralisé a donc aussi profité à Israël, comme le souligne le spécialiste du renseignement:
«Tous les adversaires d’Israël sont entrés dans des crises internes qui les ont amenés à se désintéresser des opérations à mener contre Tel-Aviv. De plus, la division du Moyen-Orient, que les Américains essayent d’impulser, pourrait renforcer l’État hébreu.»
Malgré quelques désagréments, l’Arabie saoudite et Israël semblent donc tirer profit de l’investissement de Washington dans ces révolutions si peu spontanées. Quant aux États-Unis, si leur bilan apparaît plutôt négatif, la fragilisation des pays de ces régions pourrait tout de même favoriser leur stratégie et leurs ambitions:
«Ceux qui reviennent aux affaires à Washington sont ceux qui ont participé aux opérations dans les années 2010. Ils n’auront de cesse de poursuivre leur stratégie. Celle-ci a aussi pour but de redessiner les frontières du Moyen-Orient, plus que de l’Afrique du Nord. Avec peut-être la création de nouveaux États à la clé!»
Et Éric Denécé d’évoquer deux régions. La première à cheval sur l’Irak et la Syrie; la seconde aux confins de la Jordanie et de l’Arabie saoudite. Il pense que ces deux secteurs risquent de bouger dans les prochains mois. Le premier en raison du soutien indéfectible de Joe Biden à l’égard des Kurdes. Le second parce que le nouvel hôte de la Maison-Blanche prône une solution à deux États entre Tel-Aviv et Ramallah. Une position et une influence qui pourraient –pourquoi pas?– pousser Riyad et Amman à créer un État pour les Palestiniens.