«Le Président a quelques comptes à régler avec les médias américains: au sujet de notre “biais”, notre obsession du racisme, nos points de vue sur le terrorisme et notre réticence à exprimer notre solidarité, même un instant, avec sa République assiégée.»
C’est par ces mots que Ben Smith, journaliste du New York Times, introduit une tribune signée du Président de la République publiée dimanche 15 novembre sur le site du quotidien américain. Le titre laisse peu de place au doute: intitulée «Macron contre les médias américains», elle revient sur la querelle qui oppose depuis une dizaine de jours celui-ci à une partie de la presse américaine.
Si l’article a depuis été supprimé du site, Emmanuel Macron a fustigé des «propos déformés» et de «fausses citations», le quotidien ayant en effet commis l’erreur de traduire le «séparatisme islamiste», expression utilisée par M. Macron lors de son discours des Mureaux le 2 octobre dernier, par le «séparatisme islamique».
Cité par le New York Times, le Président français enfonce le clou: «Quand je vois, dans ce contexte, de nombreux journaux qui je pense viennent de pays qui partagent nos valeurs, qui écrivent dans un pays qui est l’enfant naturel des Lumières et de la Révolution française, et qui légitiment ces violences, qui disent que le cœur du problème, c’est que la France est raciste et islamophobe, je dis: les fondamentaux sont perdus».
«Nombrilisme culturel» des médias US?
Le New York Times et le Financial Times ne sont pas les seuls titres de presse américains à s’en prendre au Président français. Le 31 octobre, Politico Europe publiait une chronique –supprimée depuis elle aussi– intitulée «La laïcité, dangereuse religion française» et dans laquelle le sociologue français Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS, faisait de la laïcité une «forme extrême de sécularité» responsable d’être le «combustible du radicalisme» islamiste.
Joint par Sputnik, Alexis Poulin, fondateur du média Le Monde moderne et analyste politique, dénonce «une forme de nombrilisme culturel».
«Les journalistes américains ne comprennent pas la laïcité à la française, ou ne souhaitent pas le comprendre […] Les Américains ont une vision communautariste: rappelons que leur Président jure sur la Bible et clôt ses discours en disant “God bless America”», pointe Alexis Poulin au micro de Sputnik.
Mais pour notre interlocuteur, les politiques ne devraient pas interférer dans le travail des journalistes, qu’ils soient français ou étrangers. «En France, on a une certaine connivence entre la classe politique et les médias, avec des relectures d’interviews et des journalistes de cour qui se font les relais de la propagande du pouvoir». Pour lui, «Emmanuel Macron a un rapport extrêmement paranoïaque avec les médias et n’aime pas la presse libre, ce qui en dit long sur sa conception de la démocratie libérale.»
Cette polémique s’inscrirait donc dans les rapports ambigus qu’entretiennent la France et les États-Unis depuis l’après-guerre. Ce «malentendu» sur la laïcité est-il la preuve d’une forme d’incommensurabilité entre les modèles français et anglo-saxons, notamment en ce qui concerne l’intégration?
«Macron a un rapport extrêmement paranoïaque avec les médias»
Dans une tribune au Monde publiée le 21 octobre dernier, Bernard Haykel et Hugo Micheron, spécialistes de l’islamisme radical et du Moyen-Orient à l’université de Princeton, dénoncent la «cécité déroutante [de la presse américaine, ndlr] face au phénomène du djihadisme dans l’Hexagone». Le réquisitoire des deux universitaires est édifiant: «Au nom de la justice sociale, la priorité est à la “bonne parole” [correct speech] et non plus à la liberté de parole [free speech]. Pour ne pas heurter une prétendue “sensibilité” des “musulmans”, il convient d’omettre la dimension djihadiste d’un acte de décapitation d’un professeur aux abords de son collège.»
Pour Alexis Poulin, ces «pudeurs» des grands médias progressistes américains peuvent aussi s’expliquer par la «responsabilité» des États-Unis eux-mêmes dans la montée du phénomène djihadiste:
«Les Américains ont une immense autocritique à faire sur leur politique au Moyen-Orient des dernières années: première et deuxième guerre d’Irak, non-intervention en Syrie, conflit israélo-palestinien, etc. Les groupes terroristes ont prospéré grâce aux différentes administrations américaines. Les États-Unis ont toujours instrumentalisé le djihad à des fins géopolitiques, pour faire avancer leurs intérêts dans des régions qui sont encore déstabilisées de leur faute.»