Considéré comme l’une des contrées les plus paisibles au monde, le Canada est-il en passe de devenir un endroit moins sûr où des professeurs doivent craindre pour leur sécurité? C’est ce qu’un certain nombre d’enseignants affirment depuis que les médias ont dévoilé que le professeur de l’Université d’Ottawa Verushka Lieutenant-Duval avait été suspendu par son institution à la demande de ses étudiants.
«Nous parlons parce que le monde extérieur doit savoir qu’il règne actuellement au sein et dans la marge immédiate de notre institution un climat toxique d’intimidation qui fait que l’on peut harceler, intimider et ostraciser des collègues qui n’ont fait que porter une parole raisonnée et raisonnable dans la cité», écrivent sept enseignants de l’Université d’Ottawa dans un texte publié au Devoir le 27 octobre.
La faute reprochée au professeur Verushka Lieutenant-Duval? Avoir utilisé le mot «nigg*r» («n*gre», un mot tabou dans les pays anglo-saxons) dans le cadre d’un cours virtuel portant sur l’histoire de la condition noire et des groupes opprimés. «Une Blanche ne devrait jamais utiliser ce mot», avait vite tranché l’un des étudiants de la classe. La plupart des adeptes du mouvement antiraciste exigent plutôt d’employer l’appellation «n-word» («mot commençant par la lettre n») pour ne pas offenser les personnes noires.
Menaces, intimidation, «doxxing»: le résultat de la «culture de l’annulation»?
Dans la foulée des révélations entourant sa suspension temporaire, les données personnelles de Verushka Lieutenant-Duval ont été dévoilées sur les réseaux sociaux, alors que d’autres enseignants ont subi diverses formes d’intimidation via ces canaux.
«Un climat qui, pire encore, a déjà bâillonné plusieurs membres de notre communauté universitaire […], tenaillés qu’ils sont par la peur: peur d’être privés de la permanence ou d’une promotion; peur de représailles diverses en matière de conditions de travail; peur aussi des autorités gouvernementales, des attaques brutales sur les réseaux sociaux. Une peur que nous n’avions jamais vue ni même imaginée à ce jour», poursuivent les signataires de la lettre au Devoir.
Selon Michelle Blanc, qui suit l’évolution des réseaux sociaux depuis vingt ans au Canada, les pratiques d’intimidation et de «doxxing» –le fait de rendre publiques les coordonnées d’une personne– s’inscrivent dans le courant de la «culture de l’annulation» importée des États-Unis. En juillet dernier, 150 personnalités, parmi lesquelles l’auteur J. K. Rowling et l’intellectuel Noam Chomsky, ont signé une lettre contre ce nouveau courant prônant le boycott, voire la destruction de la réputation des gens dont les propos sont vus comme offensants envers une minorité.
«Dans ce débat, il y a une dichotomie Anglos-Francos»
Auteur de Médias sociaux 201 (Éd. Logiques, 2011), notre interlocutrice estime assister à «l’américanisation de la vie politique» au Canada, en précisant que «la gauche a pris très rapidement le virage numérique».
«C’est la "cancel culture" en action. Ce sont les mêmes tactiques qui viennent avec la nouvelle idéologie d’extrême gauche. […] De manière générale, la gauche est beaucoup mieux implantée sur le web et les réseaux sociaux que la droite. […] Au Québec, le doxxing et les pratiques d’intimidation en ligne ont commencé lors des grandes grèves et contestations étudiantes en 2012», observe Michelle Blanc.
Ces dernières semaines, plusieurs observateurs ont souligné que la réaction face à cette nouvelle controverse n’était pas du tout la même au Québec que dans le reste du Canada, qui lui est essentiellement anglophone. Selon eux, les Québécois auraient historiquement un rapport moins conflictuel aux populations noires et amérindiennes, ce qui expliquerait leur incompréhension face à cette nouvelle vague de «politiquement correct».
Un avis que partage Michelle Blanc:
«Dans ce débat, il y a une dichotomie Anglos-Francos assez évidente. Les Anglo-Saxons du Canada ont adhéré avec beaucoup plus de zèle au mouvement Black Lives Matter et à l’idée du racisme systémique. Les Québécois sont différents, d’abord parce qu’ils n’ont pas la même histoire coloniale. […] Aujourd’hui, on se retrouve au Québec avec ces fatwas numériques», souligne l’experte.
Dans une entrevue accordée à Radio Canada, Verushka Lieutenant-Duval avait affirmé être soulagée de devoir porter le masque à des fins sanitaires dans le contexte de la pandémie, de manière à n’être pas reconnue dans la rue. «Quand j’ai entendu ce qui s’est passé en France, j’en ai eu des sueurs froides», avait-elle ajouté.
Michelle Blanc rappelle qu’au Canada, il est toujours possible d’entamer des poursuites pour harcèlement et diffamation mais que ces démarches sont généralement très onéreuses, ce qui tend à dissuader les gens qui en sont victimes.