C’est l’histoire d’une campagne publicitaire qui n’en finit pas de faire parler d’elle sur la Toile. Une affiche montre une femme à la peau très claire dans une posture de dominatrice. À ses pieds, un groupe de personnes à la peau foncée se prosternent, avec le slogan:
«Mettez-les à vos pieds.»
L’image passe mal et suscite un vent d’indignation dans le pays où beaucoup l’ont trouvée provocatrice, voire humiliante. Partagée des milliers de fois sur les réseaux sociaux, la polémique qu’elle provoque ne faiblit pas.
La marque de cosmétiques « CARIMO » a eu une très brillante idée pour la promotion de ses produits décapants. Placer sur un trône une femme décapée pour marquer sa supériorité et « mettre à ses pieds » des personnes naturellement noires. Belle connerie je dois dire ! 👏🏽👏🏽👏🏽 pic.twitter.com/ywzpiAjPvq
— Petite Thobi 🇨🇲🧚🏽♀️ (@RoxanneThobi) October 19, 2020
Une campagne qui fait débat
L’onde de choc fait le tour de la toile depuis la mi-octobre et de nombreux internautes et personnalités comme Kareyce Fotso, artiste musicienne, ont pris la parole pour condamner ce qu’elles considèrent comme une dérive.
«Comment une femme noire qui se blanchit la peau peut-elle s’asseoir sur un trône et mettre à ses pieds ses frères noirs […] comme du bétail la suppliant pour je ne sais quoi?», s’interroge la star de la musique sur sa page Facebook.
Pour beaucoup de Camerounais, si la dépigmentation n’est pas un fait nouveau, en faire la promotion de cette manière est un scandale. «Les gens sont libres de faire ce qu’ils veulent de leur peau. Je ne les juge pas. Seulement, le faire en rabaissant les autres, c’est ce qui dérange», confie Anne Oyé, jeune cadre commerciale à Yaoundé.
Quand je vois l’affiche de Carimo la ca m’amuse j’ai vécu cela plus jeune a cause de mon teint on me traitait de moche et tout et j’ai grandi sans le savoir avec ce complexe Dieu merci aujourd’hui c’est fini #JeudiConfession
— ❤️Epicurienne❤️🌸 (@arlysweety) October 22, 2020
D’ailleurs, la plupart des internautes se sont mis d’accord pour fustiger ce qui pour eux s’apparente à une insulte raciale.
Pourquoi à chaque fois que je vois les panneaux publicitaires sur la nouvelle campagne de #Carimo j'ai envi de gerber?
— Paterson Sikoue (@Paterson_peuf) October 19, 2020
Vous avez aussi la même sensation ou c'est moi qui suis bizarre?
La publicité a eu le mérite de relancer un débat qui n’est pas nouveau et de nombreux spécialistes ont décrypté la campagne pour en saisir la portée.
Publicité «outrageante»
Alors que pour certains, la controverse alimentée autour du produit profite à la marque, pour d’autres, comme le docteur Thimothée Ndongue, enseignant de communication publicitaire à l’université de Douala, il y a tout de même des règles à respecter.
Si cette campagne, souligne-t-il, peut cadrer avec ce que l’on appelle la «publicité décalée», elle enfreint pourtant aussi bien l’éthique que la législation.
«Cette affiche sort du tolérable dans le but de choquer. C'est de cette transgression que vient sa vitalité. Si les publicitaires recourent souvent à cette technique, force est de constater que dans ce cas d’espèce, on a manqué de subtilité. Beaucoup de gens y voient une insulte à leur couleur de peau. Et d’ailleurs, cela tombe sous le coup de la loi camerounaise qui condamne les discriminations raciales», commente-t-il au micro de Sputnik.
Dans la foulée, alors que le débat bat son plein, le ministre de la Communication a coupé court et enjoint l’entreprise en question de suspendre cette «campagne publicitaire illicite et outrageante».
Les affiches publicitaires outrageantes des Laboratoires CARIMO censurées.
— Stéphane LM (@MsieurLm) October 22, 2020
Merci à l'État ! pic.twitter.com/Gkm4LA8IJr
René Emmanuel Sadi, tout en rappelant les textes sur la conformité des messages publicitaires, a précisé que cette affiche «comporte des jugements de valeur sur les personnes fondées sur la couleur de leur peau et susceptibles par conséquent de porter atteinte à leur dignité».
«Par ailleurs, les messages référentiels qui s’en dégagent suggèrent des atteintes à l’éthique et à la morale publique», écrit-il dans un communiqué.
La dépigmentation, un fléau national
Si cette publicité déchaîne autant de passions, c’est que la dépigmentation de la peau est aujourd’hui légion, c’est même devenu un phénomène de mode. Dans les rues des principales villes du pays, il n’est plus étonnant de voir une femme ou un homme avec des mains ou des pieds noirs alors que le visage est presque métissé. Des individus à la recherche d’un teint plus clair pour en tirer, considèrent-ils, un certain prestige.
La campagne a choqué, mais elle n’a fait que révéler une réalité déjà connue.
«Les Camerounais sont heurtés parce qu'ils se sont sentis insultés. C'est beaucoup plus ceux qui n'étaient pas ciblés qui ont exprimé leur colère. Même si cela peint une certaine réalité sociale, la campagne a été brutale et en partie rejetée», explique Thimothée Ndongue.
Bien que condamnée presque à l’unanimité, l’affiche reflète une réalité sociale souvent débattue. Interrogé par Sputnik dans un récent article, Maurice Somo, psychosociologue, soulignait déjà à grands traits les motivations de ce phénomène.
Une tendance qui a fait naître un vaste marché aiguisant la convoitise des industriels locaux et des commerçants. Dans un pays où l’on essaie de lutter contre les médicaments contrefaits toujours en vente libre, nombre de cosmétiques se retrouvent sur le marché sans avoir disposé, au préalable, des autorisations nécessaires. Des produits à l’origine de graves problèmes de santé publique, malgré les multiples campagnes de sensibilisation initiées par des organisations de la société civile.