À peine engagé volontaire, Samuel a été envoyé sur le front. Ils étaient trente à quitter leur village pour être incorporés dans l’armée régulière, une fois la loi martiale et l’ordre de mobilisation générale décrétés. Pendant une semaine, le jeune homme de 22 ans se trouvera à quelques dizaines de mètres de la première ligne. Mais dans cette guerre de tranchées, peu importe: pendant sept jours, les missiles et les obus pleuvent sur sa position. «Ce qu’il se passe là-bas est extrêmement violent», résume-t-il.
Des bancs de la fac aux tranchées boueuses du Haut-Karabakh
En 1993, ses parents quittent l’Arménie et s’installent en France. Un pays qu’il admet «beaucoup aimer», mais qu’il quitte néanmoins l’été dernier: «J’ai toujours voulu retourner vivre dans le pays de mes ancêtres», confie-t-il avec simplicité. Étudiant en philo il y a quelques mois à peine, le voilà aujourd’hui qui défend ce petit bout de terre du Caucase, fusil d’assaut entre les mains.
«Dès les premiers jours, on a subi des bombardements. À partir de 6h du matin, l’ennemi commençait à nous bombarder avec différents types de missiles, jusqu’à la tombée de la nuit. Là, la situation se calmait un peu, et ensuite ça reprenait le lendemain.»
Dans le Haut-Karabakh, le conflit est une guerre d’artilleurs, où se sont aussi invités de redoutables drones kamikazes et les longs missiles Smerch. «Nous avions pour mission de tenir la tranchée le plus longtemps possible», raconte Samuel. Mais le déluge de feu est tel que l’unité de Samuel se voit ordonnée au bout d’une semaine d’opérer un «repli tactique». Ils seront alors pris en embuscade. «Ils étaient à trente mètres de nous», se souvient le jeune homme. «J’ai cru que j’allais mourir, oui…» dit-il avec un détachement de vétéran, avant de poursuivre: «mais de toute façon, on n’a pas le temps d’avoir peur. Les choses se passent tellement rapidement, il ne faut pas hésiter à aller de l’avant.»
C’est justement en sautant dans un ravin que les rescapés parviendront à s’en sortir. Samuel a perdu des camarades, mais il préfère pour l’heure taire leurs noms et leur nombre. Les soldats poursuivront à travers les montagnes jusqu’à la base la plus proche. Ainsi échappera-t-il au pire, se blessant seulement les pieds dans cette marche forcée de plus 50 km. Pansant ses plaies superficielles à Erevan, il prépare aujourd'hui avec ses amis des batteries artisanales pour les soldats sur le front, qu’il espère bientôt rejoindre.
Dans les montagnes, le hurlement des drones-suicide
Pourtant, les conditions commencent à être rudes: l’Azerbaïdjan, en lançant cette offensive à l’automne, espérait sans doute un blitzkrieg et plier l’affaire avant que l’hiver ne s’installe pour de longs mois. Déjà, la neige est aux portes du Caucase: «il y a du brouillard et il fait froid. Avec l’arrivée de l’hiver, j’espère que les combats vont un peu se calmer.» Le cessez-le-feu négocié à Moscou, censé être en vigueur depuis le 10 octobre, n’a guère tenu, les combats ayant repris de l’aveu même des deux pays. De facto, le temps joue contre l’Azerbaïdjan et ses drones.
Signe d’un peuple en armes, la famille de Samuel se dit «fière de son engagement». «Fort heureusement», nous confie-t-il d’ailleurs, comme libéré d’un poids sur ses épaules. «Mon frère a 14 ans et veut absolument prendre le même chemin», dit-il, à son tour avec fierté. Lui-même n’avait pas d’appétence démesurée pour la chose militaire, malgré un stage de dix jours il y a quelques années pour apprendre le maniement des armes: «ce n’est pas une question d’appétence. Tout le monde a le sentiment en Arménie qu’il faut s’engager.»
Le conflit de 1992-1994 avait causé la mort de quelque 20.000 personnes dans chaque camp, mais les chiffres restent incertains. À l’heure actuelle, les pertes quotidiennes pourraient bien se compter par centaines. Samuel rapporte des estimations non officielles, plusieurs milliers de morts de chaque côté selon lui, l’immense majorité des victimes n’ayant pas encore été dénombrées. «Nous avons beaucoup de pertes, civiles, aussi», accuse-t-il.
L’Arménie «seule» contre tous
L’Azerbaïdjan semble avoir conquis peu de terrain, malgré le soutien de la Turquie et de ses mercenaires djihadistes, dont la présence a été dénoncée par le Kremlin et l’Élysée. Samuel dit avoir fait face, dans les montagnes, à ces derniers: «les hommes de l’armée régulière connaissent les soldats azerbaïdjanais. Ils nous disaient: “ils ne combattent pas comme des Azéris. Soit c’est l’armée turque, soit des mercenaires”», lance-t-il avec mépris. En définitive, cette lutte laisse un goût amer au jeune combattant: «on est seul face à plusieurs États.»
«L’armée azerbaïdjanaise s’est attaquée au sud du Haut-Karabakh. Ils essaient d’avancer le long du fleuve Arexa et de la frontière iranienne», pense-t-il. Pour lui, le but est clair: «ils veulent rallier l’enclave du Nakhitchevan.» Pourquoi? «Après cette guerre, l’Azerbaïdjan disparaîtra et laissera sa place à un territoire turc», avance-t-il. Après tout, Erdogan résumait en effet l’alliance entre Ankara et Bakou par un slogan: «deux États, une nation». Son projet serait-il celui d’un unique État-nation?
Pourtant, bien équipés, nourris, chauffés, les fantassins arméniens ne pensent pas céder les cols du Haut-Karabakh. En tout cas, notre interlocuteur reste combatif:
«Nous sommes un pays de la taille de la Suisse, avec 3 millions d’habitants contre 90 millions de Turcs, mais je n’ai aucun doute sur le fait que nous allons vaincre. Nous n’avons pas d’autre choix. Pour l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabakh c’est une ambition, pour l’Arménie c’est une affaire de vie ou de mort.»
Ainsi, la cause de cette région indépendantiste est-elle devenue une question de survie pour les Arméniens. «Si demain on perd le Haut-Karabakh, on perd l’Arménie aussi. Où allons-nous aller? Remplir le port de Marseille comme en 1915? Nous n’avons nulle part où aller», conclut le jeune militaire.