Couples binationaux: «on est livrés au bon vouloir d’un fonctionnaire caché derrière son écran»

© Photo Pixabay / Free-PhotosAttente. Solitude. Aéroport. Image d'illustration
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La fermeture des frontières lors de la pandémie du Covid-19 a rendu impossible la vie conjugale de nombreux couples binationaux. Bloqués de chaque côté de la frontière, des Français en union non officielle avec des étrangères racontent à Sputnik leur calvaire administratif.

L’amour est dans le pré? À vrai dire, pour les couples qui s’aiment au-delà des frontières, l’amour est plutôt dans la paperasse. Si certains couples binationaux ont réussi à se retrouver à coup de hashtags #LoveIsNotTourism et #LoveIsEssential, d’autres galèrent encore depuis des mois.

La pétition «Permettre aux couples non mariés de se retrouver», signée par 4.000 personnes, réclame de «créer une dérogation aux restrictions de circulation pour les couples non mariés». Et même si son initiateur, Fabien Lefebvre, a eu la chance de retrouver sa compagne iranienne depuis un mois, il continue à militer au nom de ceux qui vivent une situation «extrêmement difficile et même impossible».

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Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État au Tourisme, a promis une «procédure simplifiée et accélérée». Ce laissez-passer «spécial Covid-19» pour les couples qui vivent dans des pays différents fonctionne-t-il? Des conjoints témoignent au micro de Sputnik.

«Actuellement, la France met des situations et des gens dans les cases. Il existait une dérogation, avec un document intitulé “Attestation de déplacement international”. Dans la première ligne de ce document, on mentionne les conjoints –les couples mariés– avec un livret de famille, les couples pacsés –avec un contrat de Pacs– et les concubins. Pour les concubins, ça se complique», précise Fabien Lefebvre.

Effectivement, les conditions du dossier ont changé au fil des mois: au départ, on exigeait deux ans de vie commune sans interruption. Or, le couple de Fabien ne rentrait pas dans ces critères, puisque sa compagne et lui ont été séparés pendant six mois. Ces conditions ont par la suite été assouplies… «sans néanmoins être rendues publiques» ni dans les déclarations ni dans les dispositifs officiels.

«Maintenant, pour rentrer dans la catégorie de “concubin”, il faut présenter une preuve de vie commune: un bail de location commun, un compte bancaire joint, un extrait d’acte de naissance d’un enfant commun», détaille Fabien Lefebvre.

Mais pour toutes les couples qui ne peuvent pas présenter ces documents, «la galère commence». C’est pour cela que notre interlocuteur continue à militer jusqu’à ce que «la procédure de laissez-passer» soit mise en place. Annoncée début août, elle commence tout juste à entrer en vigueur, comme l’a annoncé secrétaire d’État au Tourisme le 22 septembre.

«Les conditions de ce laissez-passer ne sont pas satisfaisantes», assure pourtant Fabien Lefebvre.

Ainsi, pour «rentrer dans les cases», il faudrait, premièrement, prouver une relation de six mois avant la fermeture des frontières, c’est-à-dire au moins depuis «septembre 2019». Deuxièmement, le conjoint étranger doit prouver «au moins» un séjour en France. Un critère qui poserait «beaucoup de problèmes»: d’après l’auteur de la pétition, «environ 40% des couples du collectif ne rentrent pas dans ce critère, parce que les partenaires se retrouvaient dans les pays tiers, pas forcément en France, ni même dans le pays du ressortissant.»

Prouver sa relation, des critères à n’en plus finir

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Enfin, le troisième critère est celui de la citoyenneté: le laissez-passer ne fonctionne que pour les partenaires d’un citoyen français. Ce qui exclut les résidents étrangers en France, «qui payent leurs impôts, qui ont leur travail et leur vie en France.»

«Ça ne s’arrête pas là, parce qu’il faut prouver la relation. “Prouver la relation”, pour l’administration française, veut dire “avoir des documents administratifs”. Ça peut être des preuves d’hébergement, des factures d’hôtel, de précédents tampons sur le passeport», précise Fabien Lefebvre.

Commence alors le grand déballage de sa vie privée devant l’administration: «certains couples sont tellement désespérés que, faute de pouvoir trouver des “preuves administratives”, ils mettaient en avant tout ce qu’ils ont: des photos et des échanges privés.» Mais cela n’aide pas.

«Pour les consulats, les seuls éléments à prendre en compte sont administratifs, objectifs: des papiers. Depuis le début, le collectif demande qu’on accepte une attestation sur l’honneur, vérifiée par la police aux frontières, et c’est tout», réclame Fabien Lefebvre.

Le «militant de l’amour au-delà des frontières» pointe également du doigt un problème qui a fait perdre beaucoup de temps et d’énergie aux intéressés: l’absence d’organisation administrative centralisée. «Que ce soit pour le concubinage ou les conditions d’obtention d’un laissez-passer, chaque ambassade faisait une publication sur son site», déplore M. Lefebvre, notant néanmoins un progrès, puisque désormais, «il semble qu’ils mettent tous la même information.»

Une fille n’a pas vu son père depuis huit mois

La chasse à l’information est devenue le sport favori de Marc Mangin, 63 ans, qui a rencontré l’amour de sa vie au Vietnam en juin 2018. Cet éditeur et bourlingueur a emménagé six mois plus tard avec sa compagne dans un petit studio à Hô Chi Minh-Ville (qu’il appelle toujours Saigon). «C’est là que nous avons conçu notre bébé. Volontairement, sur une décision réfléchie», assure le sexagénaire. Encore quelques aller-retour entre le Vietnam et la France, et le voilà installé en province, à Bảo Lộc, dans les moyennes montagnes au centre du pays, avec le projet d’y ouvrir des chambres d’hôte. Le 17 octobre, une petite fille est née dans cette famille recomposée, qui élève également un garçon de six ans, issu du premier mariage de sa femme.

​Le confinement a néanmoins rattrapé Marc Mangin en France, où il se préparait à présenter sa maison d’édition au Salon du Livre… qui a été annulé.

«J’ai décidé d’écourter mon séjour en France et de repartir, raconte Marc Mangin. Le 11 mars je vais à l’Ambassade du Vietnam pour renouveler mon visa et, pile ce jour, ils ont reçu pour instruction de ne plus en délivrer.»

Depuis, Marc multiplie les démarches, rendues encore plus difficiles par l’absence de logement en France. Il a tenté tous les coups et procédures imaginables: «regroupement familial» auprès de l’ambassade du Vietnam, demande de visa simple vers la fin juin –rejeté par Saigon–, visa par une agence affiliée au Vietnam, dont les prix annoncés avoisinaient les 3.000 dollars. Entre-temps, la procédure du laissez-passer a été créée.

«On a décidé avec ma compagne qu’en attendant que les dirigeants de la planète retrouvent raison, et avant de retourner au Vietnam, on pourrait vivre en France», raconte Marc Mangin.

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Il croit en son «dossier en béton»: un enfant, «qu’on n’a pas pu faire par téléphone», une sélection de photos, les relevés bancaires pour le transfert d’argent sur le compte de sa compagne, une attestation de résidence signée par des amis. Mais Marc craignait le «point faible de son dossier»: le fils de sa compagne.

«Dans ma demande, j’ai précisé espérer qu’on ne nous obligerait pas à abandonner un enfant derrière nous. On connait le droit français et ses principes, notamment à “ne pas séparer la fratrie”. Donc, le frère d’une Française doit-il être discriminé?», s’interroge Marc Mangin.

Le dossier est toujours en attente, mais Marc ne baisse pas les bras. Il a récemment envoyé un message à l’Ambassadeur, resté sans réponse. Il a alerté des parlementaires, fait remonter la question au Quai d’Orsay, où il n’a pour l’instant obtenu qu’un «accusé de réception de la Direction de l’Asie de Sud-Est». Il a tout tenté pour retrouver son bébé qu’il a quitté à l’âge de trois mois, et qui «va bientôt marcher et parler

«Le plus insupportable, c’est de ne pas avoir de perspective. On nous fait miroiter des possibilités […], mais l’administration rajoute des critères de sélection», se révolte Marc Mangin.

Le sentiment «d’être livré au bon vouloir d’un fonctionnaire caché derrière son écran qui décidé de valider ou ne pas valider» ne quitte pas ce père de famille.

«Il n’y a aucune aide. Le consulat, c’est pour aider, non pour mettre les barrières. Mais personne ne peut me conseiller quelle procédure mènerait à la résolution de mon problème», déplore Marc Mangin.

«L’objectif est-il d’aider les couples à surmonter ce passage ou l’objectif est-il de les casser?», s’interroge M. Mangin, évoquant l’espoir qu’a soulevé la procédure du laissez-passer pour les couples binationaux.

En Algérie, «ça bloque beaucoup»

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La relation avec les consulats français est souvent difficile pour beaucoup d’interlocuteurs de Sputnik. Et Boualem Zhair, qui a rencontré sa bien-aimée il y a trois ans à Alger, en fait l’amère expérience depuis le 30 janvier 2020.

«Ça bloque beaucoup. On vous demande des choses très personnelles: par exemple, de prouver votre affinité. Comment voulez-vous que je le prouve? Sans les photos ou les messages? Il faut prouver des choses immatérielles, comment voulez-vous le faire? Je pourvois aux besoins financiers de ma fiancée, je fais des virements tous les mois. Ça n’a pas suffi et ma demande a été refusée», raconte Boualem Zhair.

D’après ce Français, la situation est plus compliquée encore avec l’Algérie, parce que «le consulat à Alger ne délivre pas de visas». «On ne peut pas leur téléphoner ni envoyer un mail, vous ne pouvez pas y aller, c’est fermé», ajoute-t-il, dépité.

«On demande à ma fiancée de prouver qu’elle est déjà venue en France. Sachant qu’ils ne délivrent pas de visas, comment le prouver? On remplit un dossier sachant pertinemment qu’il sera refusé», conclut Boualem Zhair.

Sur trois demandes de laissez-passer, deux ont étés refusées, au motif de la fermeture des frontières algériennes. Et le temps commence à être long pour M. Zhair.

Des projets de mariage reportés

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Gilles Nico, Marseillais de 32 ans, a rencontré «sa Russe de Kislovodsk» sur un site de rencontres en juillet 2017. On dit que celui qui aime ne compte pas, mais Gilles sait précisément qu’il n’a pas vu sa dulcinée «depuis sept mois et 16 jours». Pourtant, son cas semblait être simple…

«On avait prévu de se marier le 19 juin. Elle devait venir en France, parce que l’administration française aime bien avoir des originaux des institutions suprêmes», raconte Gilles Nico.

En janvier, sa fiancée obtient un visa Schengen pour une durée d’un an afin de préparer son dossier de mariage en France. Mais la pandémie s’en est mêlée. «La France a plus ou moins accepté les dérogations via un laissez-passer», mais depuis le 28 juillet, date à laquelle Gilles Nico a envoyé tous les documents nécessaires au Consulat de France à Moscou, il attend une réponse: «on n’a toujours rien reçu, et on ne sait même pas si on va la recevoir.»

«Le consulat répond en cinq ou six mots: “nous n’avons pas de réponse, veuillez attendre”. On n’a pas de refus formel. Je ne sais pas à quoi pourrait ressembler ce laissez-passer, je ne connais personne qui l’ait reçu», déplore Gilles Nico.

Le jeune homme «vit très mal» d’être séparé depuis plus de sept mois de la personne qu’il aime «pour une grippe».

«Même si certains n’aiment pas entendre ça, ça reste une grippe […] Je parle en mon nom propre: psychologiquement, c’est effroyable. On refuse aux gens de vivre ensemble. Pour des histoires misérables de bureaucratie», se révolte Gilles Nico.
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