«Le quartier a vraiment changé, à mon époque c’était différent». Cela pourrait être le leitmotiv des personnes qui ont quitté les grandes villes comme Bordeaux ou Paris pour s’installer en périphérie, voire en grande périphérie.
Bien aidées par la spéculation immobilière et les effets de l’embourgeoisement –qu’il est plus chic de qualifier de «gentrification»– qui a provoqué la fuite des classes populaires en faisant grimper le prix du m2, certaines villes sont devenues méconnaissables. Ainsi, des quartiers entiers se sont-ils transformés en havres de paix pour bobos, agrémentés de restaurants bio, épiceries fines et autres petites boutiques de créateurs… ou en un espace de ségrégation sociale pour les plus critiques.
Les jeunes ménages victimes de la crise?
Interrogé par Sputnik, Jean-Pierre Lévy, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), notamment co-éditeur, avec Jean-Yves Authier et Catherine Bonvalet, de l’ouvrage Élire domicile. La construction sociale des choix résidentiels (Éd. Presses universitaires de Lyon) explique qu’une crise n’aurait pas tant un effet sur la gentrification que sur les jeunes ménages, en les fragilisant en cas d’explosion du chômage.
«Les jeunes ménages disposant de contrats de plus en plus précaires se retrouveraient en très grande difficulté. Ainsi, pour ceux qui ont eu recours à l’emprunt pour accéder à la propriété, en cas de défaut de paiement, il y aurait des risques d’expulsion», détaille Jean-Pierre Lévy.
Ne pouvant profiter d’un marché locatif de plus en plus restreint, ces ménages optent pour l’achat de petits appartements dans les centres-villes. Sans compter que le locatif privé «est totalement détourné par la colocation», souligne le chercheur. En raison de la baisse du pouvoir d’achat, certains jeunes préfèrent donc partager un logement afin de ne pas s’acquitter seuls du montant d’un loyer.
Comme l’explique le directeur de recherche au CNRS, «sur une période de 30 ans, l’accession à la propriété a augmenté d’environ 110% contre 5% pour le locatif privé.» Un bilan surprenant?
«La politique de l’État en matière de logement incite à l’accession à la propriété. Ainsi, la phase locative du parcours résidentiel a tendance à disparaître», analyse Jean-Pierre Lévy.
Mais le tableau n’est pas si idyllique dans les métropoles: en effet, l’acquisition de biens s’avère «très complexe dans les centres urbains», rappelle Jean-Pierre Lévy.
Les classes populaires reléguées en grande périphérie
Au-delà des jeunes ménages, le chercheur évoque également la situation des familles qui sont obligées de s’exiler hors de ces métropoles. Depuis les années 80, ces familles achètent à la périphérie, ce qui entraîne l’expansion périurbaine.
Le fosse se creuse entre les communes les plus riches et les plus pauvres.
— Alex (@alexsxfr) June 3, 2019
Celles qui se sont le plus gentrifiées : 10eme et 11eme, Puteaux, Suresnes Bois-Colombes et Asnières pic.twitter.com/aq8m0M6yOk
Mais ce phénomène recouvre deux réalités très différentes: d’une part les familles des classes populaires qui s’installent dans des zones géographiques de plus en plus éloignées des centres urbains, moins bien desservies par les transports en commun. Et d’autre part, les familles des catégories socioprofessionnelles supérieures qui habitent à proximité des grandes villes, dans des zones bénéficiant de meilleures infrastructures.
«Il y a une distinction socio-économique très forte entre la périurbanisation des ménages populaires, qui s’effectue à la très grande périphérie, avec un recours systématique à la voiture, et la périurbanisation des familles de cadres, des couches moyennes supérieures, qui s’installent à proximité des transports en commun.»
Dans un futur proche, peut-on imaginer que les classes populaires déserteront complètement le centre des grandes villes?
"Les dynamiques spatiales de la gentrification à Paris" https://t.co/3P7z1Iyr4D (% cadres, 2006-2012) pic.twitter.com/cDcaLyMpIh
— Arthur Charpentier (@freakonometrics) January 1, 2016
«Ce processus est déjà à l’œuvre», souligne Jean-Pierre Lévy. Et de poursuivre, «d’une manière générale, les familles sont expulsées des centres-villes, exceptées les familles bourgeoises qui y sont ancrées depuis plusieurs générations.»
«Les seules familles appartenant à la classe populaire qui continuent de vivre dans les centres-villes sont celles qui résident dans des logements sociaux –qui ont d’ailleurs des critères d’attributions de plus en plus sélectifs– ou celles qui habitent des logements sociaux en première couronne qui ont été englobés dans les centres urbains.»
Jérôme Fourquet a analysé le cas significatif de la ville de Paris pour la Fondation Jean Jaurès. Dans un article intitulé 1985-2017: quand les classes favorisées ont fait sécession, publié en 2018, il relève qu’en l’espace de trente ans, le poids des cadres et professions intellectuelles a quasiment doublé, passant de 24,7% en 1993 à 46,4% en 2013. Tandis que la proportion des employés et des ouvriers a été quasiment divisée par deux sur la même période.
«La périphérie bénéficiant de ressources (loisirs, commerces) bien situées était occupée par les couches moyennes supérieures, notamment des familles de cadres, qui ont fait monter le prix du foncier et ont rendu ces zones géographiques inaccessibles aux couches populaires», conclut Jean-Pierre Lévy.
Avec une augmentation du nombre d’appartements vacants dans des villes comme Paris et le ralentissement de la production de HLM en France, reste désormais à savoir, si une autre politique du logement sera actionnée. Elle devient urgente.