Bouleversement à gauche: Mélenchon et La France insoumise opèrent-ils un virage «décolonial»?

© AFP 2024 BERTRAND GUAYDanièle Obono
Danièle Obono  - Sputnik Afrique
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Traversée par des sensibilités contradictoires, notamment sur les questions de laïcité et d’antiracisme, La France insoumise n’a officiellement pas abandonné sa ligne républicaine, mais elle emprunte désormais des éléments discursifs propres à la mouvance décoloniale. Une influence grandissante qui n’a pas l’air d’inquiéter Jean-Luc Mélenchon.

Objet de controverse, mais également de convoitise, la mouvance «décoloniale» continue de tisser sa toile idéologique et occupe désormais une place centrale dans le débat d’idées en France. Ses principaux représentants sont ainsi passés du statut de pestiférés à celui d’intellectuels prisés, plus particulièrement à gauche de l’échiquier politique. En témoigne la table ronde antiraciste organisée lors des «Amfis» d’été de La France insoumise (LFI) à Valence le 21 août dernier, intitulée «Pour un antiracisme populaire». Parmi les intervenants participaient en effet des figures de proue de la pensée dite «indigéniste» comme Maboula Soumahoro et le journaliste Taha Bouhafs. Les députés insoumis Éric Coquerel et Danielle Obono étaient également de la partie.

​Longtemps nié par les dirigeants de LFI, un rapprochement idéologique avec les décoloniaux est-il en train de s’opérer dans le parti? En bon «national-républicain», Jean-Luc Mélenchon avait dans un premier temps refusé toute fraternisation mais force est de constater un réel infléchissement de sa part ces derniers mois. Un changement de cap qu’avait d’ailleurs vigoureusement dénoncé l’ancien orateur national de LFI Djordje Kuzmanovic, qui a récemment accusé «Mélenchon et Quatennens d’avoir capitulé devant les indigénistes». Mieux, il affirmait que «la ligne républicaine a perdu à LFI» au profit des approches différentialistes.

Pourtant, le leader des Insoumis rejette toujours la notion de «privilège blanc» et reproche à ceux qui y ont recours de n’avoir «jamais vu un Blanc pauvre». Théorisé dans les universités américaines, le concept de «privilège blanc» s’est fait particulièrement remarquer en France lors des manifestations contre les violences policières, à la suite de la mort aux États-Unis de George Floyd.

«Nos idées progressent»

Pour Norman Ajari, théoricien des questions raciales et de la pensée postcoloniale, ancien membre du Parti des indigènes de la République (PIR), les dirigeants de LFI n’assument pas encore clairement ce rapprochement doctrinal: «Jean-Luc Mélenchon et sa formation politique me semblent hésitants, ils soufflent le chaud et le froid», juge-t-il au micro de Sputnik. Mais l’intellectuel reconnaît toutefois une avancée: 

 «Le fait que leur porte s’ouvre est le signe que nos idées progressent et que nous devons continuer à faire tomber des digues: les résistances irrationnelles qui frappent l’esprit français quand on parle de racisme. La participation de Mélenchon à la marche contre l’islamophobie en novembre 2019 allait d’ailleurs dans ce sens.»

S’agissant d’éventuelles visées électorales qui présideraient à cette évolution, Norman Ajari relativise: «Nous sommes dans un contexte où même les calculs électoraux sont le signe d’une évolution authentique.» Et l’analyste, qui enseigne à l’université Villanova de Philadelphie, de soulever une analogie avec la situation du parti démocrate aux États-Unis:

«On l’a vu aux États-Unis avec Bernie Sanders qui, malgré l’avis de son staff et d’autres politiques proches de lui, a obstinément refusé d’articuler un véritable discours sur la justice raciale. Mélenchon a été dans le même cas lors des dernières présidentielles: c’est un refus militant d’admettre la permanence du racisme dans cette société, y compris en dépit de ses propres intérêts électoraux. On préfère perdre entre Blancs que gagner avec les Noirs. Donc même le fait de commencer à réfléchir rationnellement dans une perspective de stratégie électorale, c’est un progrès énorme.»

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En ce qui concerne enfin une potentielle future alliance entre le PIR et LFI, Norman Ajari la juge impossible: «L’éventualité d’un partenariat avec le PIR est de la mauvaise science-fiction. C’est mal comprendre la fonction du PIR dans notre configuration politique. Ça a été un très puissant laboratoire des idées décoloniales. Il a généralement été en avance et plus radical que les autres décoloniaux. C’est pourquoi il a une réputation telle qu’aucun grand parti ne peut s’imaginer raisonnablement avoir quelque chose à gagner en s’alliant à eux.»

Toutefois, la mouvance serait suffisamment vaste pour permettre à LFI de s’adjoindre certains de ses éléments: «Il y a des mouvements moins radicaux, qui sont plus dans une politique de respectabilité comme le Comité Adama, dont l’un des cadres a été formé au PIR, qui ont été de bons candidats à un partenariat avec la gauche.» Une approche qui conviendrait davantage à LFI: «Je ne pense pas du tout que LFI recherche une plateforme décoloniale, mais plutôt à fabriquer un discours de compromis.»

Une stratégie politique motivée par des considérations électorales?

De l’autre côté de l’échiquier, ce rapprochement inquiète. Andréa Kotarac, ancien conseiller régional LFI devenu tête de liste du Rassemblement national à Lyon, ne décolère pas. Parti avec pertes et fracas en 2019 du parti de Jean-Luc Mélenchon, il reproche aujourd’hui au leader des insoumis d’avoir relégué la question de la laïcité au second plan.

«À mon époque, Taha Bouhafs et Danielle Obono étaient déjà à LFI, mais il y avait également de nombreux défenseurs de la laïcité, à l’instar de Djordjé Kuzmanovic, du philosophe Henri Peña-Ruiz et de moi-même. Aujourd’hui, il ne reste plus que Benoît Schneckenburger pour porter l’étendard de la laïcité dans le parti alors qu’il y a une multitude de guest stars indigénistes et décolonialistes qui sont régulièrement conviées. Cette disproportion prouve un changement de ligne au sein de La France insoumise.»

Par ailleurs, l’hypothèse d’un calcul électoraliste ne convainc pas l’ex-Insoumis qui le juge peu porteur: «On peut en effet croire que c’est une stratégie politique. Jean-Luc Mélenchon est quelqu’un d’intelligent qui sait ce qu’il fait. Mais je ne crois pas que c’est seulement de la stratégie, cela fait des mois, voire des années, que LFI a commencé à opérer ce tournant avec en point d’orgue sa participation en novembre 2019 à la manifestation contre l’islamophobie avec les Frères musulmans. Si c’est une stratégie, elle est perdante!»

Andréa Kotarac estime ainsi qu’être pro-indigéniste, «ce n’est efficace ni sur le plan électoral ni sur le fond quand on se bat pour l’unité de la nation et la patrie.»

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