Voilà encore une décision qui ne devrait pas plaider en faveur de l’image de l’Union européenne en France. En effet, bien qu’à Bruxelles, la Commission ait finalement approuvé le 31 juillet dernier le «rachat» du canadien Bombardier par Alstom, l’entreprise française doit se plier à d’importantes conditions.
Bien qu’à l’international, Alstom sortira renforcée de cette opération, c’est un énième coup de canif donné dans ce qu’il reste de l’outil industriel hexagonal de l’ex-fleuron tricolore, dont la branche énergie fut cédée à l’américain General Electric en 2014. Bombardier n’est pas épargné et devra également céder sa gamme de trains Talent 3 ainsi que l'usine correspondante (Hennigsdorf), en Allemagne cette fois, fief de l’autre poids lourd européen et concurrent tant d’Alstom et de la firme montréalaise: Siemens.
Un feu vert donné… six mois après l’annonce de l’opération
Pour Alstom Transport, il s’agissait de ne pas se retrouver sur son marché national dans une situation de monopole, au risque de voir le projet d’acquisition rejeté par la Commission européenne au nom des sacro-saintes règles de concurrence au sein du marché commun.
En effet, afin de préserver les intérêts des consommateurs finaux (en l’occurrence, les citoyens), la Commission européenne souhaite préserver une concurrence qui –sur le papier– ne peut que tirer les prix vers le bas. À l’inverse, aux yeux de celle-ci, un acteur omnipotent qui rassemblerait entre ses mains toute l’offre pourrait imposer les prix qu’il souhaite à ses clients (en l’occurrence les collectivités publiques et les États).
Problème pour Alstom, dans le cas de son rapprochement avec Bombardier annoncé il y a déjà près de six mois, les deux entreprises sont celles auxquelles les régions commandent leurs trains régionaux. En somme, la firme française et sa concurrente québécoise sont jusqu’à présent en situation de duopole sur le marché français. Une union des deux entités sans contrepartie aurait donc provoqué la création d’un monopole, cas de figure inacceptable aux yeux de Bruxelles.
Quand la Commission plombe les ambitions des Européens
Reste à savoir qui profitera ce bridage de ces deux acteurs majeurs du rail en Europe. Leur concurrent Siemens? L’espagnol CAF, qui a notamment remporté auprès de la SNCF le contrat des Intercités, fragilisant l’usine alsacienne d’Alstom, aujourd’hui sur la sellette? Qu’en est-il également des ambitions des Chinois de CRRC (China Railway Rolling Stock Corp), dont l’arrivée sur le marché commun est tant redoutée par les acteurs européens? N’oublions pas que les Russes de Transmashholding (TMH) sont également entrés en lice depuis quelques années. Ces derniers seraient d’ailleurs pressentis pour le rachat du site de Reichshoffen.
Cette réalité, propre aux seuls membres de l’UE, met à mal le discours politique français prônant régulièrement la nécessité de faire émerger des «champions européens». Un vœu pieu qu’avait rappelé, pas plus tard que le 15 juillet, soit il y a tout juste un mois, Jean Castex lors de son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale.
Création d’un «champion européen», vraiment?
À la décharge de la Commission, son opiniâtreté à faire respecter les traités européens en matière de concurrence a toutefois eu un mérite: celui d’avoir empêché Siemens d’absorber Alstom début 2019. Vendu comme la naissance d’un «géant européen», d’un «Airbus», du rail imaginé par Emmanuel Macron ce mariage «entre égaux», dont tous les grands médias firent l’éloge n’en était pas un. Bien que le siège social du futur ensemble aurait dû s’installer en France, Paris avait concédé le droit à Siemens de monter au capital au bout de quatre ans afin d’en devenir actionnaire majoritaire, ce qui aurait fait du nouvel ensemble un groupe… allemand.
Les intérêts français sont-ils pour autant saufs? En effet, l’acquisition d’une entreprise telle que Bombardier Transport ne sera pas sans conséquence sur l’actionnariat du groupe tricolore. Si Bouygues en détenait une bonne partie (près de 28% à l’heure actuelle), à l’issue de l’opération de rachat de la filiale de son concurrent canadien, la place de premier actionnaire sera cédée à… la Caisse des dépôts et des placements du Québec (CDPQ).
CDPQ, BlackRock: la part belle aux gestionnaires de fortune nord-américains
En effet, contrairement à la France, dans les récents dossiers de «mariage entre égaux» avec des entreprises étrangères, les autorités canadiennes n’ont pas laissé filer leur fleuron industriel sans coup férir et leur fonds souverain a ainsi obtenu une tranche non négligeable du futur ensemble: avec 18% de son capital, il en devient l’actionnaire de référence.
Pour rester du côté des Nord-Américains, l’ancien PDG de Bombardier, Alain Bellemaroke, vient d’entrer comme consultant au fond de gestion Carlyle, basé à Washington, après son départ du groupe canadien démantelé. Il avait en effet vendu la gamme d’avions monocouloirs CSeries au groupe Airbus en juillet 2018, son programme d’avions régionaux CRJ à la zaibatsu Mitsubishi Heavy Industries (MHI) en juin 2019 ainsi que ses activités aérostructures à l’américain Spirit AeroSystems Holding en octobre de la même année, avant de céder la branche ferroviaire à Alstom.
Une dernière opération qui lui avait valu un bonus de départ de près de cinq millions de dollars. Un chèque dont le montant et les conditions ne sont pas sans rappeler celui qu’avait touché le PDG d’Alstom, Patrick Kron. Une prime conditionnée par la vente à General Electric de la branche énergie de l’entreprise dont il avait la gestion.