«Alors que les retombées économiques du Covid-19 se font de plus en plus ressentir, nous nous attendons à ce que les rangs des manifestants gonflent à travers le monde, au-delà des chiffres observés en 2019, et que les troubles sociaux touchent de nombreux marchés émergents et frontières.»
La société britannique Verisk Maplecroft, spécialiste mondial de conseil en risques et en stratégie, a récemment publié un rapport remarqué. D’après ce dernier, l’impact économique et sanitaire de la pandémie de coronavirus fait exploser le niveau de risque quant à la multiplication de troubles sociaux dans de nombreux pays à travers le monde.
«Selon nos projections, 37 pays seront confrontés à des pics de troubles importants au cours du second semestre de cette année, entraînés par une douloureuse reprise économique post-pandémie qui augmentera le mécontentement public à l’égard des gouvernements.»
Principalement situés en Afrique et en Amérique latine, les pays de la liste comptent pêle-mêle la République démocratique du Congo, l’Éthiopie, le Pérou, le Venezuela, le Bangladesh ou encore l’Égypte, l’Iran ou la Turquie. La Russie en fait également partie.
Turkey, Iran and Russia are among 37 emerging and frontier markets likely to face mass #protests in the coming months as the huge economic impact of #COVID19 is realised, according to our new research as used in @bneintellinews https://t.co/5eagFh1X91
— Verisk Maplecroft (@MaplecroftRisk) July 24, 2020
La Turquie, l’Iran et la Russie font partie des 37 marchés émergents ou frontières susceptibles de devoir faire face à des troubles sociaux d’ampleur dans les mois à venir dans le sillage de l’énorme impact économique du Covid-19.
Pour le politologue Philippe Moreau Defarges, spécialiste des questions internationales, le rapport est «intéressant», mais ne doit pas «être pris au pied de la lettre»:
«Ces bureaux d’études produisent des rapports qui sont en apparence scientifiquement solides, mais il ne faut pas oublier qu’ils tiennent compte de ceux qui les lisent. Et ce sont souvent les milieux d’affaires. Il s’agit d’un travail sérieux avec des données et des références, mais il ne faut pas décourager le client.»
Verisk Maplecroft a notamment calculé son ratio de risque avec deux données essentielles: les niveaux de risques sociaux déjà existants avant la pandémie et la capacité des pays à rebondir économiquement, ou «taux de récupération»
De mauvaises perspectives pour les États-Unis
«Ce taux est calculé par Verisk Maplecroft à partir de facteurs comme la force des institutions étatiques, la connectivité numérique, le dynamisme économique, la sensibilité de la population, les risques de catastrophes naturelles ou d’attaques terroristes», comme le soulignent Les Échos.
«Les 37 pays identifiés sont évidemment à risque, mais ce sont loin d’être les seuls. Cette pandémie globale est par définition mondiale et a impacté fortement l’économie de la majeure partie des nations du globe. Il y a peut-être une volonté de la part de cette firme de ne pas décrire un monde totalement noir», analyse Philippe Moreau Defarges.
«Il est très difficile de prévoir la réalité du risque dans un tel contexte. Lors de la crise de 2007-2008, l’on se souvient par exemple que les agences de notation s’étaient fortement trompées sur la réalité de la situation», rappelle-t-il.
L’Afrique surreprésentée? Et des pays européens grands absents?
Le rapport pointe notamment le risque présent dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne comme le Nigeria, l’Éthiopie ou la République démocratique du Congo, où un contexte de «déclin économique», de «pauvreté» et d’«incapacité à garantir des approvisionnements alimentaires adéquats» devrait intensifier le risque de manifestations.
Philippe Moreau Defarges est plus nuancé:
«Cette étude fait mention de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Or je ne suis pas sûr du tout de ce choix. Les pays africains ont fait beaucoup de progrès. Il de bon ton de considérer que ce continent est incapable de se développer. Je dis: “Attendons de voir”.»
Du côté du continent américain, en plus de plusieurs pays d’Amérique latine, en particulier le Venezuela, en proie à une crise économique cataclysmique, ayant jeté des millions de citoyens dans l’extrême pauvreté, Verisk Maplecroft note que les États-Unis devraient également faire face à des agitations sociales d’ampleur.
«Les perspectives sont également négatives pour les États-Unis, qui sont désormais à la 48e place des pays les plus risqués au monde concernant les troubles sociaux après avoir enregistré la deuxième plus grosse chute entre le deuxième et le troisième trimestre 2020 dans notre Index des troubles civils. Les manifestations du mouvement Black Lives Matter en cours sont essentiellement motivées par des griefs concernant les inégalités socio-économiques systémiques et la brutalité policière. La frustration suscitée par les pertes d’emplois et l’absence de réponse cohérente à la pandémie de la part du Président Donald Trump motiveront également davantage les manifestants et plus de troubles sont inévitables», analyse le rapport.
Si Philippe Moreau Defarges reconnaît le «sérieux» du travail de Verisk Maplecroft, il regrette qu’il soit «incomplet»:
«Le côté prétendument scientifique du rapport me gêne. Il se veut un document objectif, sérieux et incontestable. Or, je trouve qu’il met beaucoup de certitudes là où il demeure beaucoup d’interrogations. Il faudrait une réflexion sur la toile de fond du problème et les modifications profondes induites par cette crise liée à la pandémie. Une revue des risques pour chaque État ou groupe d’États aurait été plus intéressante.»
Fait qui peut paraître surprenant, aucun pays de l’Union européenne ne fait partie de la liste des 37 nations les plus à risque sélectionnées par Verisk Maplecroft. Rien d’étonnant pour Philippe Moreau Defarges: «Le rapport ne pouvait pas annoncer que l’Europe était au bord de l’explosion sociale. Un organisme diffusant une telle information voudrait soit faire un coup sensationnel, soit ne serait pas conscient du risque de passer pour un mouton noir.» Du politiquement correct donc?
«Le rapport ne pouvait pas annoncer que l’Europe était au bord de l’explosion sociale»
Mais si le contexte social semble explosif dans plusieurs pays européens, notamment la France du fait des multiples mouvements s’opposant à la présidence et de la crise pandémique, la situation serait bien pire ailleurs:
«Je pense que la France et plus largement les pays européens ne sont pas mentionnés pour deux raisons. Premièrement, les structures étatiques demeurent. Paris a été très critiqué pour la gestion du coronavirus, mais le système hospitalier a tenu le coup. Il ne faut pas exagérer. L’État a continué de fonctionner, tout comme en Allemagne, en Italie ou ailleurs au sein de l’Union européenne.
Deuxièmement, la France et d’autres pays européens sont certes dans une situation sociale compliquée, mais tout est relatif. Ce n’est pas la même chose qu’au Venezuela ou au Liban», analyse Philippe Moreau Defarges.
D’ailleurs, le compromis trouvé le 21 juillet au petit matin par les 27 pays membres de l’UE est une «excellente nouvelle» pour le politologue. L’accord porte sur un budget commun pour la période 2021-2027 de 1.074 milliards d’euros et sur le plan de relance de 750 milliards d’euros. Les fonds seront empruntés par la Commission européenne sur les marchés financiers et reversés aux États, sous forme de subventions pour 390 milliards d’euros, et de prêts pour 360 milliards d’euros.
«L’accord de mutualisation partielle des dettes qui vient d’être signé entre les pays de l’Union européenne est très positif et va aider l’UE à faire face. D’ailleurs, si vous comparez l’Union européenne et les États-Unis durant cette crise, la comparaison est favorable à l’Europe», conclut Philippe Moreau Defarges.
L’herbe n’est donc pas toujours plus verte ailleurs.