Des mesures anti-Covid visaient à «consolider les pouvoirs en place»–rapporteur spécial de l’ONU à Sputnik

© Flickr / Ashitaka SanLe siège des Nations unies à New York
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Il y a dix ans, les Nations unies ont confié à un rapporteur spécial le mandat de veiller au respect du droit à la liberté de réunion pacifique et d’association dans le monde. D’après Clément Voule, qui assure depuis deux ans ce mandat, les grandes réalisations durant la décennie ont été ternies par les prédateurs de ce droit, surtout en Afrique.

Ancien responsable du Service international pour les droits de l’Homme (SIDH-ONG) à Genève, originaire du Togo où il a également longtemps travaillé pour la promotion des droits de l’Homme, Clément Nyaletsossi Voule a été nommé rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association en mars 2018.

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Depuis deux ans, il parcourt le monde pour amener les États au respect de ce droit, là où son exercice est en difficulté.

Répondant aux questions de Sputnik pour un bilan des dix ans de ce mandat, créé par l’ONU en 2010, ce haut fonctionnaire international affirme que «ces libertés fondamentales ne sont pas respectées sur le continent africain».

Sputnik: L’année 2020 marque le 10e anniversaire du mandat du rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association. Au cours de cette décennie, quelles ont été les principales réalisations dans le cadre de ce mandat sur le continent africain?

Clément N. Voule: «Conformément à la résolution qui l’a créé, ce mandat fait obligation au rapporteur de travailler à promouvoir et protéger le droit à la liberté de réunion pacifique et d’association. Ceci dit, comme je le présentais déjà le 9 juillet 2020 devant le Conseil des droits de l’Homme, plusieurs réalisations peuvent d’ores et déjà être mises à son actif.

D’abord, sous ce mandat, il y a eu un renforcement et une meilleure compréhension des normes internationales qui gouvernent la liberté de réunion pacifique et d’association. Grâce aux directives que nous avons élaborées, il est clair qu’aujourd’hui, la garantie de ces droits est un indicateur d’une société démocratique.

Ensuite, au niveau des États, plusieurs cours et tribunaux ont commencé à faire référence aux rapports du rapporteur dans leurs décisions. Certains gouvernements ont aussi pris des décisions salutaires pour mettre en œuvre les recommandations du rapporteur à la suite des visites-pays. C’est le cas de l’Afrique du Sud, de la Géorgie. Enfin, ce mandat m’a permis d’effectuer 12 visites-pays pour faire le point de la situation des droits de réunion pacifique et de la liberté d’association.»

Sputnik: Quels sont les meilleurs élèves africains et les moins bons, en la matière?

Clément N. Voule: «Difficile à dire. Surtout que c’est un domaine sujet à des considérations contextuelles qui se trouvent liées au niveau d’ouverture de la société civile. Parce que pour juger les bons et les mauvais élèves, il faut analyser le cadre juridique qui régit l’exercice de ces libertés et comment, dans la pratique, ces droits sont protégés. Mais le fait que je ne me prononce pas publiquement sur un pays ne signifie pas qu’il est un bon élève.

Par contre, ce que l’on sait, c’est qu’au cours de ces dernières années, l’espace de la société civile a beaucoup reculé dans certains États africains. Il y en a qui ont adopté de nouvelles lois sécuritaires pour faire face à la pression terroriste avec une définition vague du terrorisme. Ce qui a donné lieu à des interprétations abusives et des limites aux libertés publiques. Dans la majorité des cas, ces lois ont été utilisées contre les journalistes, les blogueurs, les leaders de la société civile et des opposants politiques.

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D’autres pays ont modifié les lois sur les rassemblements pacifiques pour compliquer et rendre difficile l’organisation des manifestations pacifiques. Même si dans ces États, c’est le régime de notification qui est prévu par la loi, les procédures à suivre pour l’organisation d’une manifestation pacifique s’apparentent plus à un régime d’autorisation. 

Selon un dernier classement de l’ONG Civicus, 41 pays africains sur 49 limitent aujourd’hui les libertés civiques et huit sur dix ont mis en place de graves restrictions aux libertés civiques. Ces États sont considérés comme étant "fermés", 15 sont "réprimés" et 18 "obstrués".

Ceci signifie que les libertés fondamentales comme la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association ne sont pas respectées sur le continent africain.»

Sputnik: Est-ce que la société civile africaine a été au rendez-vous dans le respect des droits à la liberté de réunion pacifique et d’association?

Clément N. Voule: «Absolument, un travail important a été fait au plan continental par la société civile pour amener les pays africains à garantir l’exercice des droits dans les lois et dans la pratique.

Grace au plaidoyer de la société civile en 2015, la Commission des droits de l’Homme a mis en place un groupe d’étude que j’ai coordonné et qui a produit un rapport sur la situation de la liberté d’association et de réunion pacifique sur le continent. Ses lignes directrices ont été adoptées par la commission en 2017. Elles visent à aider les pays africains à revoir leur législation et leurs pratiques administratives pour mieux protéger les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association. La société civile travaille aujourd’hui pour promouvoir ces lignes directrices. Je profite de l’occasion pour inviter les États parties à la charte à s’approprier ces lignes directrices.»

Sputnik: Des experts avancent que cette décennie a connu l’attaque la plus complète et coordonnée contre ces libertés depuis la fin de la guerre froide. Cette affirmation a-t-elle été documentée par votre mandat?

Clément N. Voule: «En effet. Et il en ressort, paradoxalement, qu’au cours de la dernière décennie, de formidables progrès ont été accomplis. Partout dans le monde, des acteurs de la société civile et des mouvements sociaux ont suscité des changements positifs dans leurs communautés, défendu des valeurs démocratiques et mis au point des pratiques novatrices pour faire face aux enjeux mondiaux les plus urgents.

Cette même décennie a vu croître le nombre et la complexité des menaces qui planent sur l’exercice des droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association. De nombreux gouvernements ont choisi de profiter des crises pour faire taire les voix indépendantes et accroître leur propre pouvoir. Entre 2010 et 2019, la démocratie et les libertés civiques ont perdu du terrain dans un grand nombre de pays, y compris des démocraties établies, des pays en transition et des pays autocratiques.

La montée de ces restrictions s’explique par la guerre et les conflits, l’échec des processus de transition ou le retour à un régime militaire. Dans certains États, on note que ces restrictions ont surtout accompagné la montée du fondamentalisme, du nationalisme et d’une politique populiste.

Ainsi, des violations du droit à la liberté de réunion pacifique et du droit à la liberté d’association ont été facilitées par des acteurs non étatiques, y compris des personnes physiques et morales ou des groupes et associations qui cherchaient à promouvoir les idéologies choisies par le gouvernement et à évincer les organisations indépendantes. Ces acteurs s’affirment et gagnent en visibilité depuis quelques années, en partie grâce aux médias sociaux.»

Sputnik: Des restrictions aux libertés et aux réunions pacifiques et d’association ont été décrétées par des gouvernants africains, dans le contexte de la pandémie. Ces mesures étaient-elles toujours justifiées?

Clément N. Voule: «Sur ce sujet, j’ai développé dix principes clés et mis en place une campagne sur  les réseaux sociaux sur le respect des libertés de réunion pacifique et d’association dans le contexte de la pandémie de Covid-19. 

Dans ces principes, je réitère que les restrictions fondées sur des préoccupations de santé publique sont justifiées lorsqu’elles sont nécessaires et proportionnées compte tenu des circonstances. J’ai pu constater, avec les mesures prises par les États pour lutter contre la pandémie, que les organisations de la société civile ont été rarement consultées dans leur conception et leur mise en œuvre. Ainsi dans plusieurs cas, les processus par lesquels ces mesures (lois et règlements) ont été adoptées sont contestables.

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Certaines de ces dispositions visent davantage à consolider le pouvoir en place et à réprimer des figures d’opposition qu’à protéger la santé publique.

Dans de nombreux cas, ces mesures sont appliquées de manière discriminatoire, ciblant les groupes ou les personnes les plus critiques contre le gouvernement en place. J’ai été aussi particulièrement préoccupé par une tendance à la militarisation de la gestion de la crise sanitaire, son impact sur les processus électoraux et par les cas de représailles subies par des représentants syndicaux pour avoir dénoncé des conditions dangereuses sur le lieu de travail.

Face à l'urgence de santé publique, je continue à rappeler aux États la nécessité de répondre d'une manière qui soit conforme à leurs obligations en matière de droits de l'Homme.

Comme je l’ai fait dans ces principes, j’indique ici qu’aucun gouvernement ne peut résoudre à lui seul cette crise. La société civile est un partenaire stratégique. Elle a un rôle important à jouer pour aider les pays à atténuer les effets socioéconomiques dévastateurs à long terme de cette situation, à s'y adapter et à se transformer.»

Sputnik: Que dites-vous à ces États, et que ferez-vous pour que la liberté de réunion pacifique et d’association ne connaisse pas des jours difficiles, surtout que personne ne sait quand la pandémie de Covid-19 va finir?

Clément Voule: «J’aimerais signaler que l’année dernière [2019] a été marquée par une vague de protestations partout dans le monde. Il est vital dans ce contexte que les réponses des pays à la crise tiennent pleinement compte des demandes des citoyens et que les États prennent des mesures pour adopter des structures de gouvernance plus démocratiques, pour renforcer la protection et la réalisation des droits, pour réduire les inégalités et pour assurer que la transition à des sources d'énergie plus vertes et plus durables reçoive un soutien et une attention accrus.»

Sputnik: Vous êtes Togolais, que pensez-vous de la situation de la liberté de réunion pacifique et de la liberté d’association au Togo en 2020?

Clément N. Voule: «En vertu du mandat que le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies nous a confié, j’ai adressé, de concert avec mes collègues l’année dernière, une lettre au gouvernement togolais attirant son attention sur le projet de loi modifiant la loi fixant les conditions d’exercice de la liberté de réunion et de manifestation pacifique et publique.

Nous avons fait part de nos préoccupations sur certaines limitations qui sont disproportionnées. Mais à ce jour, nous n’avons pas reçu de réponse. Ce qui est regrettable car les réactions substantielles à nos lettres sont un indicateur de la volonté du pays à collaborer avec les mécanismes des droits de l’Homme et surtout sa volonté de promouvoir et de protéger les droits en question. J’invite donc le Togo à donner suite à notre communication et à prendre des mesures idoines pour conformer cette loi aux standards internationaux en la matière.»

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