«La bascule s’est produite beaucoup plus vite que je ne l’imaginais. Il y a une accélération de l’histoire…» s’étonne Sami Biasoni, au lendemain de la manifestation du comité Adama à Paris. Pourtant, notre interlocuteur n’est pas un naïf. Essayiste, il a coécrit l’ouvrage Français malgré eux, Racialistes, décolonialistes, indigénistes: ceux qui veulent déconstruire la France (Éd. L’artilleur, 2020). «Je n’avais aucun doute sur le fait que ça allait arriver…» insiste-t-il au micro de Sputnik. Mais si vite?
Car les drames se sont accumulés en quelques jours. La mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai, bien sûr, mais aussi la publication plus discrète, le 29 mai en France, d’un rapport excluant l’hypothèse d’une asphyxie positionnelle d’Adama Traoré. Depuis la mort de ce jeune homme en juillet 2016 lors d’une interpellation dans le Val-d’Oise, expertises et contre-expertises se succèdent. La dernière a scandalisé la famille Traoré, qui a divulgué le 2 juin une contre-enquête, non judiciaire, mais rédigée par un médecin affirmant l’exact contraire et mettant en cause la responsabilité des gendarmes. Le collectif Justice pour Adama a appelé à manifester le 2 juin, en dépit des mesures sanitaires et de l’interdiction préfectorale. La colère gronde.
Floyd-Traoré, même combat?
La manifestation a vu des affrontements avec les forces de l’ordre et l’attaque du poste de police municipale de Clichy. «La justice française a peur de la vérité», a déclaré Assa Traoré sur BFMTV, avant d’ajouter: «malheureusement, la mort de George Floyd vient imager la mort de mon frère.» Rompus aux mécanismes de l’agit’prop, le collectif veut agir alors que les circonstances sont favorables à sa cause. Les hashtags #BlackLivesMatter et #Blackouttuesday, ce dernier lancé à l’initiative de l’industrie musicale, ont fait florès sur les réseaux sociaux, accompagnés d’un écran noir.
Des initiatives bien intentionnées bien sûr. Mais les arguments ont déjà dépassé les revendications de justice contre les violences policières. L’explication raciale semble avoir déjà excédé le fait générateur:
«Des concepts qui paraissaient lointains et marginaux dans le débat deviennent des concepts, voire de nouvelles normes auxquels on demande aux gens de se conformer», constate Sami Biasoni, en voyant les images de contrition active sur les réseaux sociaux.
Une femme est interpellée dans la rue par un membre de #BlackLivesMatter qui lui demande de se mettre à genoux et de s'excuser d'être blanche. Elle s'exécute.
— Corbacovid19 (@CorbacR) June 2, 2020
Nous vivons vraiment dans une dystopie. pic.twitter.com/PVZtG0RGky
Aux États-Unis, la menace plane: «si vous ne dites rien, vous êtes complices: vous êtes tous des racistes», dit-il. Parmi les arguments véhiculés par les militants, le «privilège blanc». Selon ce concept, les personnes blanches bénéficieraient de privilèges sociaux ou économiques qui manquent aux personnes dites «racisées». Aussi remarque-t-on, selon Sami Biasoni, les «discriminations systémiques», synonymes d’inégalité d’accès à des positions sociales. Enfin, la «suprématie blanche», postulat selon lequel la population blanche est raciste, sûre de sa supériorité sur les populations «racisées», semble gagner en visibilité, estime le chercheur. Le message semble particulièrement prendre sur les jeunes générations, qui servent selon lui de «relais d’opinion.»
«L’heure de prendre le flingue»?
En France, la violence est encore limitée, tandis que cinq morts sont déjà à déplorer aux Etats-Unis. Mais les tensions peuvent-elles exploser dans l'Hexagone? C’est en tout cas ce que pense le polémiste Éric Zemmour, qui déclarait sur CNews que les antiracistes voulaient «importer la guerre raciale en France.» Des propos outranciers? «Sans justice, vous n’aurez jamais la paix», lit-on toutefois sur les tee-shirts des militants du collectif Justice pour Adama.
« Revolution has come ! Time to pick up the gun !"@Camelia_Jordana chante contre les violences policières durant le rassemblement #JusticePourAdama pic.twitter.com/wlMwPA2m6S
— Clément Lanot (@ClementLanot) June 3, 2020
S’attachant à une analyse de la rhétorique antiraciste, Sami Biasoni perçoit un ressort dangereux dans la psychologie des activistes: «les idéologues n’ont pas d’attachement supérieur pour la vie humaine: leur cause transcende tout.» L’idéologie: une explication que l’on aurait pu croire dépassée, mais qui retrouve ici tout son intérêt:
«L’idéologie a cette force: elle fait loi. Elle part de constats simplistes pour émettre des vérités générales. On fait appel à des cas particuliers, en l’occurrence les drames qui ont touché Floyd et Traoré, pour extrapoler et en faire des réalités systémiques.»
L’actualité offre aux idéologues une justification attendue, aux dépens d’un jugement équilibré, analyse Biasoni:
«L’humanisme nous invite à refuser les dérives de la force publique lorsqu’elles surviennent, et à reconnaître que ce sont-là des cas isolés.»
Et l’essayiste de regretter: «le questionnement a disparu, de manière pavlovienne.» Selon lui, la situation est en réalité complexe et requiert une étude approfondie et ardue des statistiques raciales et criminelles aux États-Unis. Les contre-vérités s’accumulent dès lors par manque de temps ou, encore une fois, «par idéologie»: «prenez les chiffres du FBI», nous dit-il: «en 2018, cinq millions de personnes arrêtées sont catégorisées comme blanches et deux millions comme afro-américaines. Bien sûr, ces derniers sont proportionnellement surreprésentés, mais quand on rapporte le nombre de personnes tuées par rapport à ces chiffres, les proportions sont les mêmes!» Autre tendance: «prenez la police de Los Angeles. 50% des effectifs ne sont pas blancs, mais il n’y a pourtant pas eu de baisse significative d’Afro-Américains abattus.»
Les causes de ces tragédies ne peuvent donc se réduire au seul racisme: «c’est une interprétation», insiste l’universitaire. Mais la rhétorique racialiste ne s’attarde pas sur les détails: «pour les racialistes, [les agents de police noirs, ndlr] sont “neurocolonisés” par la pensée blanche, ils ne sont plus des noirs.» Un véritable piège tendu aux modérés: «Déjà dans les années 60/70 aux États-Unis, Malcolm X qualifiait Martin Luther King de “nègre de maison!”» Des insultes et une violence que l’on retrouve désormais en France:
"Surtout sur toi!!! Honte sur toi!!! Vendu!!!" Voilà...Pas de mots.😑 pic.twitter.com/05wEyjN4qb
— Abdoulaye.Kant (@AbdoulayeK3) June 3, 2020
Un désastre intellectuel? La vie sociale se révèlerait en effet moins discriminatoire que certains ne le pensent. Sami Biasoni nous rappelle ainsi qu’en 2011, une étude de Pôle emploi avait révélé l’échec des CV anonymes. Exigés par des associations antiracistes afin de gommer des candidatures les noms, les adresses et donc l’origine sociale des candidats, ils ont en fin de compte provoqué l’inverse de l’effet recherché: les recruteurs se sont révélés plus sévères avec les candidats issus des minorités une fois les renseignements effacés. «Cela prouve une forme d’humanisme: face à des gens modestes, les employeurs étaient plus indulgents!» conclut notre interlocuteur. Une indulgence qui disparaîtrait à mesure que l’importation d’arguments en vogue outre-Atlantique s’accélérerait: centrés autour de la notion de race, ce sont eux qui génèreraient «de la défiance entre les individus», soutient Biasoni.
Un besoin de justice, mais pour tous
Les termes du débat diffèrent, entre une Amérique traumatisée par son passé esclavagiste et une France perturbée par son passé colonial. Mais la rhétorique suffirait à aveugler les décideurs politiques:
«Traiter les problèmes sociaux sous l’angle de la race empêche la puissance publique d’agir sur les vraies causes: la précarité, les inégalités sociales et culturelles», pense Sami Biasoni.