«Un des principaux génocidaires rwandais arrêté par les gendarmes après 25 ans de cavale.» C’est par ces mots que le parquet général de Paris a annoncé l’interpellation, ce 16 mai 2020, du richissime homme d’affaires rwandais Félicien Kabuga, 84 ans, soupçonné d’avoir joué un rôle majeur dans le génocide de 1994 au Rwanda.
Le communiqué du parquet étonne aussi bien par sa forme que par son fond. Car Félicien Kabuga, qui est présenté sans une once de nuance comme un «génocidaire», n’a jamais été condamné pour quoi que ce soit. S’il est vrai que de graves allégations de participation au génocide pèsent sur lui, il n’en demeure pas moins qu’il jouit, comme tout suspect ou accusé, de la présomption d’innocence.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le parquet général de Paris a non seulement violé les droits élémentaires de Félicien Kabuga, mais il a aussi et surtout porté atteinte à l’un des principes fondamentaux du système de justice pénale français.
Dans la presse mainstream, l’homme d’affaires rwandais est présenté comme étant à la fois le «financier du génocide» et un membre important de l’Akazu, structure opaque liée à l’ancien chef de l’État rwandais (Juvénal Habyarimana) et qui aurait planifié le génocide. En outre, Félicien Kabuga serait, selon la plupart des grands médias et leurs «experts-maisons», l’un des «planificateurs» du génocide au Rwanda.
Les vérités du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)
Le TPIR a été mis sur pied par le Conseil de sécurité des Nations unies le 8 novembre 1994 avec une mission précise: juger les responsables d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. L’autre mission confiée au tribunal était de «contribuer au processus de réconciliation nationale au Rwanda et au maintien de la paix dans la région».
Vingt ans après sa première mise en service en 1995 et des milliards de dollars plus tard, le TPIR a mis la clé sous la porte, le 31 décembre 2015. Sur les 93 individus mis en accusation, 61 ont été condamnés, 14 ont été acquittés et 10 renvoyés devant des juridictions nationales. Le tribunal a transmis plusieurs affaires au Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI), qui assure le suivi des dossiers. C’est cette structure qui a émis un mandat d’arrêt contre Félicien Kabuga et qui pourrait prochainement s’occuper de cette affaire, selon son procureur Serge Brammertz.
En dépit de son bilan, qui a été largement salué par la communauté internationale et les ONG, le TPIR n’a pas échappé à l’accusation de partialité, aussi bien dans le traitement de l’histoire du génocide que dans l’administration de la justice, en ne poursuivant que les vaincus, en l’occurrence les Hutus, tout en accordant le privilège d’impunité aux membres du Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par l’actuel Président rwandais, Paul Kagame.
Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est devant le même tribunal onusien que l’histoire officielle du génocide a subi des blessures mortelles. En effet, procès après procès, en dépit du soutien que le régime de Kigali lui a discrètement apporté, des moyens colossaux engagés et des efforts fournis, le procureur du TPIR n’a pas été capable de prouver que le génocide a été planifié par les dirigeants hutus déchus. Autrement dit, la preuve de la planification des massacres, cœur du projet génocidaire, n’a jamais été faite au terme de plusieurs années de procédures judiciaires qui ont vu défiler des centaines de témoins, des milliers de pièces à conviction et des pages de comptes rendus d’audience.
Toujours devant le TPIR, il a également été démontré que l’Akazu était une invention des opposants au président Habyarimana, que le fax du commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), le général Roméo Dallaire, alertant l’ONU qu’un génocide visant les Tutsis était en gestation est un faux, que la fameuse Radio télévision des mille collines (RTLM) n’avait pas été créée dans l’optique d’inciter au génocide... Bref, toute la superstructure de la «version orthodoxe» du génocide rwandais s’est effondrée comme un château de cartes devant le TPIR.
À la lumière des décisions rendues par le tribunal onusien, comment peut-on faire de Félicien Kabuga le «planificateur» d’un génocide, dont la planification n’a jamais été prouvée? Comment peut-on affirmer qu’il a appartenu à une structure nébuleuse (Akazu) qui n’a jamais existé?
Kabuga ou le symbole du vieux cliché de l’Africain barbare
L’arrestation de Félicien Kabuga n’a pas seulement donné lieu à des affirmations gratuites et infondées. Elle a aussi fait ressurgir les vieux clichés et stéréotypes d’autrefois que l’on croyait à tort révolus. Plusieurs médias occidentaux ont répété que l’homme d’affaires rwandais avait ordonné aux employés de sa société d’importer un nombre impressionnant de machettes au Rwanda en 1993, avant de les faire distribuer en avril 1994 aux milices hutues. En outre, il aurait importé ces machettes pour faire tuer des Tutsis.
En quoi le fait de commander un outil essentiel à l’activité agricole d’un pays constitue-t-il en soi une incitation au génocide?
La connaissance de l’Afrique en Occident se réfère à des conceptions vagues qui trahissent certains préjugés, et les conflits africains donnent lieu à la construction de récits médiatiques marqués par la récurrence de représentations dominantes et de stéréotypes. L’image de la machette, mainte fois relayée par les médias, pendant le génocide au Rwanda, renvoie les Africains en général et les Rwandais en particulier à «leurs» traditions et/ou à «leurs» traits socioculturels perçus comme violents par essence. Ici, la machette est le symbole de la sauvagerie paysanne exotique –hutue rwandaise– dont Félicien Kabuga serait l’un des promoteurs en chef. Ce qui est une hérésie...