Pendant la période du confinement en Tunisie (du 22 mars au 3 mai), les ouvrières agricoles ont fait partie des rares catégories socioprofessionnelles qui ont poursuivi leur activité pour assurer le maintien de l’approvisionnement des marchés en denrées alimentaires.
Indignation de la société civile
La société civile a aussitôt réagi pour dénoncer ce feuilleton «dramatique» sans fin d’accidents mortels dont sont victimes les ouvrières agricoles et qui amplifie encore la précarité de leurs conditions de travail. Elle a appelé l’État à prendre des mesures pour mettre fin à cette situation.
Quatre organisations ont exprimé leur «profonde tristesse face à cet acte criminel et au non-respect des forces productrices du pays, l’un des piliers les plus importants de la ligne de front pour faire face à la pandémie, qui sont les ouvrières agricoles, lesquelles n'ont cessé de travailler pour nourrir les Tunisiens», dans un communiqué publié le 9 mai.
Les organisations signataires ont appelé à l’arrêt de «cette hémorragie causée par les conditions inhumaines de transport et qui continue, au vu et au su des autorités, notamment la présidence du gouvernement». Pour elles, il faudrait opter pour une solution radicale: le changement du modèle économique actuel qui «consacre la marginalisation économique et sociale des femmes».
Romdhane Ben Amor, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), l’une des organisations signataires du communiqué, décrit à Sputnik ce modèle économique tunisien:
«Le secteur agricole tunisien favorise les grands investissements et ne donne pas la possibilité aux petits agriculteurs de lancer leurs propres projets. Le modèle économique actuel en Tunisie exclut plusieurs catégories sociales, dont les ouvrières agricoles. Et de fait, il y a un constat général, que ce soit de la part de la société civile ou de l’État, concernant les conditions inhumaines dans lesquelles exercent ces ouvrières, que ce soit au niveau des heures de travail, du salaire ou du mode de transport.»
Les ouvrières doivent se lever avant l’aube et rentrent vers le coucher du soleil. Elles travaillent à la journée et sont payées entre 10 et 14 dinars (3 à 4,45 euros) dont il faut retrancher 3 à 4 dinars (0,95 à 1,27 euro) pour le chauffeur du camion qui va les transporter car généralement, les champs se situent à 30, voire 40 km de leur domicile.
Le transport se fait dans des conditions pour le moins précaires. Les travailleuses s’entassent par dizaines à l’arrière du camion, debout, pour gagner de la place, bien que ce mode de transport soit en principe interdit. Embarquées de cette manière, dans des véhicules qui ne sont pas sécurisés, elles se trouvent très souvent victimes d’accidents routiers mortels. D’après le FTDES, plus de 40 ouvrières ont perdu la vie et 492 autres ont été blessées pendant leur transport au cours des quatre dernières années.
Mesures gouvernementales insuffisantes
Le 27 avril 2019, une tragédie a secoué le pays. Un camion transportant des ouvrières agricoles a eu un accident dans la localité de Sabbela à Sidi Bouzid. Bilan: 13 femmes ont trouvé la mort et 20 autres ont été blessées. Le lendemain, plusieurs représentants de la société civile et du gouvernement se sont rendus dans la commune pour présenter leurs condoléances aux familles des victimes.
Un an après, qu’en est-il aujourd’hui de ces dispositions? Ont-elles permis de mettre fin au drame?
«Les mesures qui ont été prises sont insuffisantes. Si l’on considère l’initiative ‘Ahmini’, nous avons remarqué, à travers nos recherches sur le terrain, qu’il n’y avait pas eu une affluence massive pour s’y inscrire. En effet, avec leur salaire dérisoire, ces femmes n’ont pas les moyens de payer sur leurs fonds propres une couverture sociale, ce n’est pas chose évidente», souligne Romdhane Ben Amor.
Il explique, par ailleurs, que les accidents mortels dont elles sont victimes continuent, faute de pouvoir fournir une alternative de transport plus sécurisé par l’État. «Les autorités ont déclaré être incapables de contrôler les routes agricoles où elles estiment que les accidents ont lieu. Or, la plupart se produisent sur des routes normales», note-t-il.
Que faire alors pour protéger ces ouvrières, obligées de travailler dans de si mauvaises conditions?
Romdhane Ben Amor propose de s’attaquer au fond du problème, à savoir la nécessité de changer le modèle économique pour donner plus d’avantages à ces ouvrières.
«Il faudrait augmenter leurs salaires, leur garantir une couverture sociale et l’accès gratuit aux soins, en plus de favoriser leur autonomisation économique –en l’occurrence les aider à créer leurs propres projets agricoles, vu que plusieurs d’entre elles possèdent déjà des terrains, mais n’ont pas les moyens de les exploiter», suggère-t-il.