«La Banque centrale européenne [BCE] a pris la mesure de l’impact économique de la pandémie et on peut parier que les prophètes de malheur sur la capacité de survie de l’UE se tromperont une fois de plus, comme ils l’ont fait lors de la crise de l’euro ou de la crise des migrants», prédisait Bruno Tetrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, dans une note pour cette même fondation publiée le 6 avril.
Un pari un peu rapide de Bruno Tetrais, mais somme toute moins risqué que l’inverse. Il est effectivement très probable que le projet amorcé à Maastricht en 1993 résiste dans un premier temps au choc économique et politique subséquent à la pandémie de Covid-19. Mais c’est à moyen et long terme que l’horizon paraît plus incertain, préviennent certains observateurs et acteurs de la politique économique européenne.
Et ces mises en garde ne sont plus seulement le fait de polémistes mis au ban de l’intelligentsia française ni de politiciens marginaux souhaitant à tout prix le malheur des gouvernements successifs depuis 1993. Cette fois-ci, la mise en garde vient du cœur du réacteur: Bercy.
«Le grand risque, c’est que les économies qui se portaient le mieux avant puissent mettre sur la table des sommes astronomiques pour protéger leur économie et la relancer», s’alarmait le 6 avril Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, devant la Commission des affaires économiques du Sénat sur la mise en œuvre du plan d’urgence économique.
Pourquoi cela poserait-il problème? Quoi de plus normal pour un pays souverain que de protéger son économie pour la relancer dans les meilleures conditions possible? Car une union économique, monétaire et politique implique une convergence économique plus importante qu’une simple zone de libre-échange. Sur ces questions-là aussi, Bruno Le Maire a tiré la sonnette d’alarme lors de son audition au Sénat:
«Une zone monétaire commune ne pourra pas supporter des écarts économiques croissants entre ses membres. […] Il y a l’enjeu immédiat de soutenir notre activité économique et il y a un deuxième enjeu de moyen terme absolument vital, c’est renforcer la zone euro, renforcer l’Union européenne, qui explosera si les États membres divergent trop dans leur redressement économique.»
Jacques Delors sort de son silence : « Le climat qui semble régner entre les chefs d’Etat et de gouvernement et le manque de solidarité européenne font courir un danger mortel à l’Union européenne. Le microbe est de retour » @afpfr #EUCouncil #CoronaVirus #Conseileuropeen pic.twitter.com/FhZhSjZn1w
— Jacques Delors Institute (@DelorsInstitute) March 28, 2020
Un scénario du pire que craignent de nombreux dirigeants à Bruxelles. Car entre les pays de la zone euro, les divergences économiques étaient déjà très importantes.
La crise de trop pour l’UE?
Si bien que des expressions comme «Europe à deux vitesses», «Europe du Nord et Europe du Sud» ou «Club Med» (pour désigner de manière péjorative les pays membres de la rive méditerranéenne) sont devenus courantes depuis plusieurs années dans le langage politique européen.
«Les divergences économiques sont très problématiques. De fait, une zone monétaire unique, c’est une zone pour laquelle les taux d’intérêt à court terme sont les mêmes, la politique monétaire est inamovible. On perd donc la marge de manœuvre nécessaire à l’harmonisation économique de la zone, qui permettrait le développement des pays les plus touchés», explique au micro de Sputnik David Cayla, économiste à l’université d’Angers et membre des Économistes atterrés.
La crainte majeure, c’est que ces divergences pourraient s’accélérer avec cette crise et Bruno Le Maire en est conscient. «L’Allemagne, par exemple, […] ils redémarreront très vite quand d’autres économies, je pense par exemple à l’Italie, ayant un niveau d’endettement beaucoup plus élevé –de plus de 130%– n’auront pas la même capacité ou le feront avec des taux d’intérêt plus élevés, redémarreront plus lentement et donc –c’est le risque principal– accroîtront le risque de divergence entre les États au sein de la zone euro», s’inquiète le ministre de l’Économie.
Quels mécanismes de solidarité pour l’UE?
Si des solutions existent pour pallier ces divergences, elles ne sont pas légion et rien ne garantit qu’elles auront le succès attendu. Prêts de la banque européenne d’investissement, création d’un mécanisme d’assurance chômage par la commission ou le Mécanisme Européen de Stabilisation (MES), sont autant de solutions qui fournissent des perspectives, mais pas de garanties.
Résultat #Eurogroupe: pas de monetisation de la dette, pas d’eurobonds, pas de solidarité européenne.
— Aurore Lalucq (@AuroreLalucq) April 8, 2020
Les institutions européennes comme la BCE ont fait leur travail!
Les Etats le sabotent.
Lamentable.
Demain la réunion #Eurogroupe doit être à la hauteur des Européens.
Ces mesures présentées au Sénat, Bruno Le Maire le reconnaît: «Cela ne suffira pas. Au regard de l’ampleur de la crise économique, je le dis, ça ne suffira pas. Je n’hésite pas à le dire». Un constat partagé par de nombreux analystes. Parmi eux, David Cayla, pour qui le scénario d’une reprise économique à deux vitesses dans une Europe à deux vitesses est inéluctable, du fait de la nature même de la construction européenne.
«Le problème, c’est que nous sommes dans un système qui crée de lui-même des divergences. On le voit clairement entre les pays d’Europe du Nord et les pays périphériques. On est dans une crise asymétrique, qui touche différemment différentes régions de l’Union européenne. Dans la crise que nous vivons aujourd’hui, nous le voyons bien: les pays les plus durement touchés et affectés sont les pays d’Europe du Sud.»
Le risque étant qu’à terme les divergences soient trop grandes et que l’union politique se désintègre sous le poids de ces disparités économiques trop grandes. Selon David Cayla, une solution serait de flexibiliser la zone euro, qui reste actuellement ultra-rigide:
«Pour le moment, les seuls mécanismes que l’on a ce sont les mécanismes budgétaires, donc dépenser plus d’argent dans les régions qui subissent le plus la crise. Mais comme les budgets sont nationaux et comme en plus, les pays les plus touchés sont les plus endettés, il faudrait trouver un système de solidarité, comme les eurobonds par exemple.
Mais cette idée pose problème, car l’UE n’a pas de capacité d’emprunt, parce qu’elle ne perçoit pas d’impôts. Donc il faudrait que ça soit l’Allemagne qui emprunte en quelque sorte, pour l’Italie ou l‘Espagne. Ces mécanismes demandent une solidarité des peuples qui n’existe pas aujourd’hui.»
En effet, des pays comme l’Allemagne et la Hollande sont aujourd’hui hostiles à l’idée d’un emprunt mutualisé et donc d’une dette mutualisée. La gestion sortie de cette crise sera donc des plus délicates pour Bruxelles. Car au-delà des problèmes préexistants à cette crise, elle devra également trouver des mécanismes pour dissiper l’idée grandissante en Europe qu’à chaque bataille qu’elle gagne, l’UE perd un peu plus la guerre.