La crise sanitaire du coronavirus en exacerbe bien d’autres en France, éducative, sécuritaire, sociale et même fiscale.
Pourtant, Bercy ne semble nullement s’intéresser aux sorties de ce même argent, source potentielle de considérables économies. S’il a toujours été politiquement et médiatiquement de bon ton de mettre l’accent sur le manque à gagner que la fraude fiscale génère pour les comptes publics, la fraude sociale génère elle aussi d’importants dégâts sur les comptes publics et contribue à faire baisser le consentement à l’impôt dans notre pays.
Un état de fait qu’avait d’ailleurs brandi, il y a tout juste un mois, dans un tout autre contexte, l’ancien juge d’instruction Charles Prats, magistrat au TGI de Paris, spécialiste de la lutte contre la fraude fiscale et sociale.
«Statistiquement, c’est totalement aberrant et cela démontre qu’il y a un problème massif. 10,6 millions d’individus nés à l’étranger auraient des droits ouverts à l’assurance maladie alors qu’ils ne seraient que 8,2 millions en France, soit 2,4 millions de fantômes. Et on vient vous dire que la fraude c’est une Fake News? On parle ce soir de 30 milliards d’euros par an, et cela rien que sur le problème des immatriculations frauduleuses des personnes soient-disant nées à l’étranger!» mettait en garde le magistrat, le 3 mars 2020.
Ce dernier venait alors d’intervenir, durant près de deux heures, devant la commission d’enquête relative à la lutte contre les fraudes aux prestations sociales. Rapports officiels de la délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF) à l’appui, il dénonçait la fraude documentaire. Il relatait que le ministère de l’Économie ne s’était penché sur la fraude au sein du SANDIA– le service de la Caisse nationale d’Assurance-vieillesse (CNAV) chargé de l’immatriculation des personnes nées à l’étranger (environs 400.000 demandes par an)– qu’à partir de 2010, époque où Charles Prats était coordinateur de la lutte contre la fraude à Bercy. Le magistrat pointait du doigt un décret de simplification administrative passé dix ans plus tôt par le Premier ministre d’alors, le socialiste Lionel Jospin, qui avait autorisé le recours aux photocopies pour nombre de démarches administratives, donnant ainsi un coup de pouce aux fraudeurs et faussaires.
Il évoquait alors une «visite» menée conjointement, par le groupe interministériel d’expertise de lutte contre la fraude à l’identité (GIELFI) et la Direction centrale de la Police aux frontières (DCPAF), dans les locaux du SANDIA.
«Selon la DCPAF, cette immatriculation s’effectue dans des conditions très favorables à la fraude, puisque SANDIA immatricule à la vue d’un simple extrait d’acte de naissance. Les quelques exemples de documents montrés lors du déplacement du GIELFI au SANDIA étaient tous des faux permettant à des personnes d’être immatriculées sous des identités fictives», pointait Charles Prats, citant aux députés le rapport de 2010 de la DNLF.
En somme, en 2010 «on découvre la catastrophe», commente le juge parisien. Reprenant les archives de l’Assemblée, il évoque le refus fin janvier 2011 de Raphaël Bartolt, directeur de l’Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) d’éclairer la Commission parlementaire (Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale) concernant ces manquements observés au sein du SANDIA.
«Quand on sait tout ça, on ne peut plus se taire»
Résultat de ce que le député Les Républicains (LR) Patrick Hetzel, président de la Commission d’enquête, finira par décrire comme une «politique de l’autruche»: si aujourd’hui l’INSEE reconnaît l’existence de 8,2 millions de personnes nées à l’étranger, ces dernières seraient en réalité plus de 10 millions à avoir des droits «ouverts». Des millions de «fantômes», qui «passent à la caisse chaque mois» (allocations diverses, retraites, etc.), lâche le magistrat dans une vidéo twittée dans la foulée de son audition à l’Assemblée. Celui-ci rappelle que les dépenses de protection sociale en France représentent 787 milliards d’euros par an, dont 450 milliards de prestations sociales versées.
Déjà début septembre 2019, la sénatrice UDI Nathalie Goulet et la députée LREM Carole Grandjean mirent en lumière ce qui sera décrit par certains comme une «administration passoire» en matière de contrôle.
Elles avaient notamment découvert, à l’occasion d’un simple échange de mails avec le directeur général de l’INSEE, que la France comptait 3,1 millions de centenaires réputés en vie (1,6 million nés à l’étranger et 1,5 nés en France), alors que selon ce même Institut national de la statistique, l’Hexagone n’en comptait que 21.000 en 2016.
«C’est tellement hallucinant que c’en est drôle», commentait Charles Prats devant les députés, en profitant pour revenir sur les railleries de certains médias subies par les deux parlementaires, suite au tollé qu’avait provoqué la parution des résultats de cet audit parlementaire.
«Moralement, c’est insupportable»
La Sécurité sociale et l’INSEE avaient rappelé dans un communiqué commun qu’il n’y avait pas de bénéficiaire de prestations derrière chaque numéro de Sécurité sociale, ce dernier ne constituant qu’un prérequis à l’ouverture de droits. De son côté le directeur de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse (CNAV) affirmait que seuls 15.000 centenaires, dont 1.500 à l’étranger, avaient touché des retraites. La CNAV évoquait alors un «taux d’anomalies critiques» compris entre 1% et 1,3%.
Un sénateur ayant rallié la majorité, Jean-Marie Vanlerenberghe (Pas de Calais, UDI réélu sous l’étiquette LREM) s’empressera de contester les résultats de l’audit de ses homologues parlementaires. Sur la base d’un examen d’un «échantillon de 2.000 dossiers représentatif des quelque 17,2 millions de personnes vivantes nées à l’étranger disposant d’un numéro de sécurité sociale», il avait déduit que le préjudice annuel imputable «aux fausses» immatriculations était compris entre 117 et 138,6 millions d’euros par an.
Un ensemble de chiffres repris par la presse, où l’on pointera plutôt du doigt les professions libérales de santé, certains journalistes n’hésitant pas à parler de «désinformation» de la part de Nathalie Goulet et Carole Grandjean, à leurs yeux victimes de «confusion» induite par un sujet «complexe». Plus à gauche, on s’émouvait de cette «propagande» d’élus «répétant de vieilles rengaines de l’extrême-droite» afin de mettre à terre le système social tricolore. Un «traitement de faveur», que ce magistrat enregistrant 25 ans de lutte contre la fraude fiscale et sociale semble avoir expérimenté.
«Cela fait des mois que je suis traité de tout. À l’époque où je communiquais beaucoup sur la fraude fiscale, j’étais la coqueluche de monsieur Mélenchon, maintenant que je parle de la fraude sociale, c’est limite si je ne suis pas un nazi», confie-t-il à la poignée de députés présents.
Celle-ci évoquait notamment les cas, relatés dans la presse, des «faibles» condamnations infligées aux fraudeurs. «On ne sait pas du tout comment ces sommes sont recouvrées», regrettait-elle par ailleurs.
«Je dirai que, moralement, c’est insupportable à l’heure où on est à 100% d’endettement, 57% de taux de prélèvements obligatoires, où on diminue les prestations pour les personnes les plus fragiles […] imaginer qu’on puisse à ce point frauder l’argent de la solidarité c’est absolument inconcevable!», tempêtait Valérie Boyer.
D’autant plus que le 11 février, devant cette même Commission parlementaire sur la fraude aux prestations sociales, Mathilde Lignot-Leloup, à la tête de la direction de la Sécurité sociale (DSS), admet qu’«environ» 2,6 millions de cartes Vitale en trop étaient en circulation dans l’Hexagone. En somme, une carte Vitale sur douze en France serait potentiellement utilisée par un fraudeur. Un chiffre qui va dans le sens des conclusions de Charles Prats et des deux parlementaires. Interviewé à l’occasion de la parution de ces premiers travaux, le président de Contribuables associés revenait en septembre, au micro Sputnik, sur la passivité et le déni de l’administration face au trafic de cartes vitales dans «certaines communautés».
«Il faut sortir de la négation»
Tout comme les deux parlementaires, Charles Prats met en avant les estimations annuelles effectuées par l’université de Portsmouth (Centre for Counter Fraud Studies). Cette dernière estime qu’entre 3 et 10% des montants reversés au titre des prestations sociales, à l’échelle d’une dizaine de pays, le seraient à des fraudeurs. Loin des 1% «vendus à la Cour des comptes» par la CNAV, chiffre qui au regard de l’étude de Portsmouth, ferait de l’administration française un modèle mondial en matière de contrôles et de lutte contre la fraude. Les 14 à 30 milliards de fraude potentielle avancés par Charles Prats sont dans la fourchette basse de cette même étude, qui évoque un plafond de 45 milliards d’euros.
«Il faut sortir d’un certain angélisme –qui est voulu par certains– et sortir de la négation: il y a de la fraude aux prestations sociales et elle est évidemment massive dans notre pays.»
Si l’on ne peut pas affirmer que toute ou partie de la somme que représente ces décaissements abusifs aurait été allouée à l’hôpital, force est de constater qu’à l’heure où l’État recherche des entrées d’argent afin de compenser des mesures d’urgence –jusqu’à en appeler aux dons, voire de précipiter la fin du confinement–, cet argent issu de l’impôt des Français et reversé à des personnes ne le méritent pas aurait été bien utile ces dernières années alors qu’au même moment l’hôpital –qui aujourd’hui prend de plein fouet la vague épidémique– était mis à la diète.