«L'ère de Gutenberg s'est terminée avec la victoire complète de l'électricité»: heureusement, ces propos prophétiques de «Manaraga», le dernier roman dystopique de Vladimir Sorokine, ne sont pas encore notre réalité. Pendant deux jours, les salons, les couloirs et la salle d’honneur de la mairie du Ve arrondissement parisien étaient bondés de (beau) monde venu rendre hommage aux Journées du livre russe.
La salle et comble dans la @Mairie5Paris pour le prix de #Russophonie @Russian_Seasons pic.twitter.com/mvqPnUqU3V
— Sputnik_Kastor (@kastor_sputnik) February 8, 2020
L’un des points forts des Journées reste la cérémonie de remise du prix de la meilleure traduction du russe en français, où on retrouve pour leur première traduction deux toutes jeunes traductrices aux côtés de trois traductrices émérites passionnées «qui ont mis toute leur virtuosité aux services de la littérature russe».
Et la virtuosité est sans doute nécessaire pour traduire des œuvres postmodernistes de Vladimir Sorokine, maître incontestable de l’écriture énigmatique et envoûtante. Son «Manaraga» revient sur une considération déjà rodée que la culture n'est désormais qu'un des «biens de consommation». Que la culture est devenue un «produit» qui doit être vendu au plus grand nombre de clients solvables. Qu’ils s’empiffrent avec. Ainsi, dans ce monde dystopique, née la mode du book'n grill, cuisine d’éditions originales (ou anciennes) d'œuvres littéraires.
#AnneColdefy Faucard lit un extrait du roman de #Sorokine. Prix #Russophonie pour le travail de traduction @Russian_Seasons pic.twitter.com/tHh81vvjmK
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Anne Coldefy-Faucard, ex-professeur de littérature russe à la Sorbonne, éditrice, traductrice de Dostoïevski, Gogol, Soljenitsyne, Alexievitch, Sorokine, reçoit le Prix de la Russophonie pour la première fois et le juge «important», d’autant plus que l’avoir «pour Sorokine, ce n’est pas évident du tout».
La difficulté est qu’«il a des fans, mais également des gens qui le détestent», précise à Sputnik Anne Coldefy-Faucard.
Pour Anne Coldefy-Faucard, «la traduction, c’est toujours une lecture d’une œuvre», une nécessité d’entrer dans le langage de Sorokine «ancré dans la modernité, dans la Russie, mais également dans le passé» et qui «joue avec la langue du passé».
«Il est à mi-chemin entre le passé et le moderne», explique Anne Coldefy-Faucard. «C’est un auteur qu’on ne peut pas traduire mot à mot, il faut entrer dans son monde. Quand on entre dans son monde, on arrive à trouver son langage».
«Je pense que ce texte est important, parce qu’il parle de l’avenir du livre. Ça préoccupe tout le monde, y compris l’Europe, le continent du livre et de la culture du livre», souligne Anne Coldefy-Faucard.
Et, malgré une expression omniprésente dans les textes sur l’art de traduire, «traduttore, traditore», Anne Coldefy-Faucard prend ce problème à bras le corps pour être la plus fidèle au texte original, d’autant plus que «dans Manaraga il a eu des difficultés». Vladimir Sorokine, en bon joueur, «a inséré dans son roman tout une partie avec Tolstoï. En un clic, on voit apparaître un nouveau style. Au début, on ne sait pas qu’il s’agit de Tolstoï, mais on le comprend, parce que la langue est une imitée de celle de Tolstoï, avec un côté parodique aussi». On imagine à quel point c’est difficile à faire apparaître pour le lecteur français, parce que même le lecteur russe peut ne pas reconnaître immédiatement ce revirement.
«Sorokine souhaite que ses traducteurs mettent le moins de commentaires et de notes possibles. Il a raison, d’ailleurs», conclut Anne Coldefy-Faucard.
Il reste au lecteur à s’en rendre compte par lui-même, en lisant Manaraga de Vladimir Sorokine paru il y a un an aux éditions L'Inventaire & Nouveaux Angles.