Le sommet de l’Otan prévu la semaine prochaine n’en finit pas de susciter la controverse au sein du couple franco-allemand. En cause? Les déclarations fracassantes d’Emmanuel Macron dans The Economist, estimant notamment que l’Alliance de l’Atlantique nord était en état de «mort cérébrale», une situation engendrée par l’unilatéralisme américain et les tensions turco-européennes. Des propos qui n’ont pas plu outre-Rhin. Le New York Times relatait ainsi une conversation d’Angela Merkel se disant «fatiguée de ramasser les morceaux». Et sur le fond, la chancelière déclarait devant le Bundestag le 27 novembre qu’il est dans «notre intérêt de préserver l’Otan, plus que pendant la Guerre froide».
Ces divergences marquent-elles un tournant dans les relations franco-allemandes? L’élection d’Emmanuel Macron avait pourtant suscité de grands espoirs, accompagnée par ses promesses de «germaniser» l’économie française et de réformer l’Union européenne. Sputnik a interrogé Edouard Husson, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, professeur à l’université de Cergy-Pontoise et auteur de Paris-Berlin, la survie de l’Europe (Éd. Gallimard).
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L'Otan «en mort cérébrale»
Son avis est tranché sur les déclarations d’Emmanuel Macron à propos de l’Otan. Le Président de la République a eu des propos «très dilettantes». Car selon Edouard Husson, l’armée française a besoin pour chaque intervention extérieure de l’appui américain ou de l’Otan.
«Je veux bien que l’on dise que l’Otan est en mort cérébrale. Simplement, il faut nous expliquer comment on remplace le soutien logistique de fait de l’armée américaine et de l’Otan à toutes les opérations militaires françaises à l’étranger. Je veux bien que l’on ait une posture gaullienne, que l’on essaie d’imiter le général de Gaulle. Mais le Général de Gaulle faisait en sorte que la France n’ait pas à dépendre des États-Unis pour ses forces armées.»
L’universitaire continue sa charge contre Emmanuel Macron, jugeant que les mots choisis à l’encontre de la Russie dans l’entretien de The Economist faisaient preuve «d’une arrogance assez stupéfiante». Alors qu’il note les tentatives de rapprochement franco-russe amorcées par l’Élysée, selon Emmanuel Macron, la Russie serait «actuellement dans une impasse» et n’aurait pas d’autre choix pour se renforcer que de «se rapprocher de l’Union européenne et d’adopter le credo progressiste.»
«Les Allemands sont sincèrement traumatisés par les deux guerres mondiales […] Au fond, les Allemands n’ont aucune envie d’abandonner l’Otan», souligne Edouard Husson.
Si Berlin a bel et bien augmenté son budget de la Défense ces dernières années, passant de 1,25% en 2018, à 1,3% en 2019, c’est davantage pour répondre aux exigences menaçantes de Donald Trump que pour s’affirmer en tant que puissance militaire. Pour parler de l’Allemagne, son grand spécialiste évoque une «démocratie postnationale, post-impériale» qui ne s’intéresse qu’à «une Europe qui suit des normes, des règles, ce n’est plus Hegel, c’est Emmanuel Kant».
La France et l'Allemagne face à l'Euro
Les élites françaises ne comprennent pas l’Allemagne, ses traumatismes, son fédéralisme et le principe de subsidiarité: «Le land est plus important que la nation, et la nation plus importante que le niveau européen». Une incompréhension qui date de François Mitterrand, lui-même traumatisé par une «immense hantise de la puissance allemande», ayant vécu la 2e Guerre mondiale. Edouard Husson estime que le premier Président socialiste de la Ve république aurait perdu son sang-froid dans les années 89-90.
Pour contrecarrer la réunification, l’Euro a été établi surtout à l’instigation de Paris, confirme l’universitaire: «L’Euro est largement une invention française.» Seulement, la monnaie unique a été instaurée aux conditions allemandes, en alignant les taux d’intérêt français sur les taux d’intérêt allemands, très élevés pour lutter contre l’inflation, ce qu’il appelle «un monétarisme malthusien». Institué par le Traité de Maastricht en 1992, l’euro a été source de malentendus au sein du couple franco-allemand et continue d’être utilisé, malgré un statu quo difficilement tenable.
Les Allemands «ne veulent en aucun cas de transferts financiers des régions les plus riches vers les régions les plus pauvres, ils ne veulent en aucun cas que leurs surplus commerciaux soient recyclés dans l’économie européenne et c’est ça le problème de l’euro.»
Angela Merkel face aux migrants
Une réussite mitigée pour Edouard Husson, qui se réjouit que l’Allemagne tout entière soit redevenue une démocratie, mais de nouveaux clivages ont réapparu ces dernières années. Angela Merkel, venant de l’Est, a elle-même rouvert la fracture, notamment de par sa politique d’immigration non contrôlée à l’automne 2015. D’où la montée très forte de l’AfD en ex-RDA, composée de la droite conservatrice ainsi que des reliquats nationalistes et néonazis:
«Les Allemands de l’Est ont eu le sentiment qu’une nouvelle fois, ils passaient au second plan. L’Allemagne de l’Ouest donnait la priorité à d’autres. Angela Merkel porte une très lourde responsabilité.»
Pour l’universitaire, la chancelière, dirigeante du pays depuis 2005 et quatre mandats législatifs, a déplacé la CDU du centre droit vers la gauche, étant porteuse «d’une idéologie extrêmement progressiste». Elle a gagné des voix à gauche au détriment du SPD, en en perdant à droite, en faveur de l’AfD. Comment expliquer cette décision majeure d’Angela Merkel? Un choix moral ou un choix économique? Edouard Husson estime que c’est une décision apolitique, morale, mais irresponsable:
«L’Allemagne après 1945, ne se vit plus du tout comme une nation politique, elle ne veut plus faire de politique, elle veut faire de la morale, elle veut faire du droit, elle veut faire du commerce. C’est là le grand malentendu entre l’Allemagne et le reste de l’Europe, surtout avec la France.»