Comment la chute du mur de Berlin, dont nous venons de fêter les 30 ans, a-t-elle affecté l’Afrique?
«Il a fallu du temps pour qu’en Afrique, on prenne toute l’ampleur de l’évènement. Mais le matraquage médiatique occidental était tel à l’époque que, bien sûr, personne sur le continent ne pouvait ignorer ce qui se passait à Berlin. Pourtant, sans la dislocation de l’empire soviétique, il n’y aurait jamais eu les changements que l’on a connus ensuite. Si la Russie était restée l’autre pôle de la Guerre froide et malgré la réunification de l’Allemagne, l’histoire n’aurait pas été la même», affirme Marie Roger Biloa au micro de Sputnik.
Cette Camerounaise est l’une des figures bien connues du microcosme parisien de la presse panafricaine. Diplômée d’études germaniques à l’université Paris IV Sorbonne, elle a été journaliste à Jeune Afrique avant de devenir rédactrice en chef d’Africa International, un magazine dont elle a pris la direction en 1991 jusqu’à la fin de sa parution.
Aujourd’hui éditorialiste sur MRB networks, une chaîne de télévision privée diffusée sur le réseau d’Ubiznews, elle se trouvait à Munich le 9 novembre 1989. La stupeur et l’émotion avec lesquelles les participants ouest-allemands de la conférence à laquelle elle assistait ont accueilli la nouvelle de chute du mur de Berlin l’ont confortée dans l’idée que c’était d’abord un évènement germano-germanique.
«Au final, le non-alignement de l’Afrique, qui avait commencé lors de la conférence de Bandung en 1954, en est sorti renforcé. Je pense notamment à des pays comme le Bénin, la Somalie ou l’Éthiopie, très ancrés dans le marxisme-léninisme après avoir choisi le camp soviétique, dont les régimes ont été emportés en même temps que la disparition de l’URSS», constate-t-il au micro de Sputnik.
Le doyen de ce trio de choc, le Sénégalais Dame Babou, représente depuis le début des années 80 à New York le groupe de presse basé à Dakar, Sud communication. Présentée aux États-Unis comme une victoire idéologique et économique de l’Ouest sur l’Est, à ses yeux, la chute du mur de Berlin laisse pour l’Afrique un goût un peu amer d’inachevé:
«Rappelez-vous les guerres en Angola, au Mozambique, de l’apartheid en Afrique du Sud: elles étaient la conséquence directe de la Guerre froide entre l’Est et l’Ouest. [la chute du mur de Berlin a été, ndlr] une opportunité que l’Afrique aurait dû saisir, mais malheureusement, ça ne s’est pas passé ainsi.
Le monde d’avant le mur fonctionnait avec une sorte de boussole: nos politiques africaines étaient définies en fonction du camp auquel on appartenait. Mais quand le pôle de l’Est s’est à son tour effondré, l’émancipation ne s’est pas produite pour autant», déplore Dame Babou au micro de Sputnik.
Pour ce spécialiste des relations entre l’Afrique et les États-Unis et icône de la diaspora sénégalaise des Amériques, également ancien candidat malheureux à la députation lors des législatives sénégalaises de juillet 2017, on oublie trop souvent que l’aspiration des peuples africains à plus de démocratie a commencé bien avant la chute du mur de Berlin.
Les ratés des indépendances
En effet, dès la fin des années 70, au Bénin, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Mali, voire au Sénégal, le rejet du parti unique s’est exprimé avec force un peu partout sur le continent, ainsi que la demande d’organisation de Conventions nationales pour asseoir le multipartisme et la tenue d’élections libres et transparentes.
«La demande pour une plus grande démocratisation n’est pas le résultat de la chute du mur ou la perte de contrôle de la France, mais le fait des peuples africains eux-mêmes. La presse française a souvent des œillères en faisant croire que tout vient d’Europe. C’est loin d’être le cas ici, même s’il y a eu concomitance.
La mondialisation forcée que l’on impute à la fin de la division du monde d’après-guerre en deux blocs a frappé de plein fouet l’Afrique depuis le commerce triangulaire. Après les indépendances ratées du début des années 1960, ses dirigeants n’ont pas davantage pu y échapper, car la faiblesse structurelle des États africains n’a à aucun moment permis de changer la donne», fait-il valoir.
Toujours en proie aux convoitises des puissances étrangères, mais aussi à l’évasion et aux fraudes fiscales, dont elle détient le record mondial, l’Afrique n’a pas réussi en trente ans à renverser les termes de l’échange hérités de la colonisation. Sa part dans le commerce mondial ne dépasse pas les 5%, même en y incluant les exportations d’hydrocarbures (pétrole et gaz), faute d’investissements suffisants pour amorcer son décollage.
En parallèle, la perte occasionnée, chaque année, par les flux financiers illicites (FFI) est en constante augmentation. Lors de la réunion interministérielle sur les FFI du Groupe de haut niveau de l’Union africaine (GHN), qui s’est tenue à Abuja en octobre 2018, l’ancien Président sud-africain, Thabo Mbeki, a révélé que ce manque à gagner pour le budget des États africains atteignait «à l’heure actuelle environ 80 milliards USD par an.»
«C’est faux de dire que la mondialisation de l’Afrique a commencé avec la chute du mur de Berlin. Vu du continent, la date charnière, c’est quand l’Afrique a rejoint l’Amérique latine et l’Asie à Bandung pour tenter, dans un monde alors scindé en deux blocs militaires, d’échapper aux impérialismes ambiants. Quant à la perte d’influence de la France, elle s’est accélérée avec la dévaluation du franc CFA en 1994. Pour faire face à ce coup dur, l’Afrique francophone a dû chercher de nouveaux partenaires et s’est alors tournée vers la Chine», renchérit Louis Keumayou insistant, lui aussi, sur les Printemps africains qui ont largement précédé les Printemps arabes.
Pour Marie Roger Biloa, les choses sont un peu plus complexes. Car si la chute du mur de Berlin n’est pas responsable de la démocratisation de l’Afrique, un autre «mythe» consiste à dire que discours de La Baule de François Mitterrand du 20 juin 1990 a amorcé le recul de la France sur le continent en favorisant l’élan démocratique des peuples africains.
Sentant le vent tourner, le Président français avait demandé, lors de la 16e conférence des chefs d’État d’Afrique et de France organisée à La Baule, en Bretagne, l’organisation d’élections plus transparentes et davantage d’alternance au pouvoir aux chefs d’État invités. Certains, à l’instar de Mobutu Sesé Seko, dirigeant de la République démocratique du Congo (RDC) s’étaient en effet proclamés Présidents à vie.
Les séquelles de la Françafrique
Toutefois, concernant le Rwanda, se souvient-elle, ce discours n’a pas été sans conséquence, y compris sur la mort du Président Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, à Kigali, tué dans un attentat (explosion de son avion). Ce qui fut l’évènement déclencheur du génocide des Tutsis dans ce pays. Présent au sommet de la Baule, le Président Habyarimana, au pouvoir depuis 1973, avait décidé une fois rentré de favoriser la tenue d’élections démocratiques. Ce qui n’a pas eu l’heur de plaire aux Rwandais en exil en Ouganda et notamment à leur leader de l’époque, Paul Kagamé, qui craignait de perdre ces élections sur des bases ethniques. Il a donc relancé les attaques militaires contre le régime d’Habyarimana. Et ce n’est qu’après les accords d’Arusha en 1993 que la guerre civile, ainsi relancée, a connu un sursis.
«Le Président Mitterrand a pris le train en marche avec beaucoup de diplomatie. Mais le discours de La Baule n’a pas fait une grande différence, car la France n’a pas changé son mode d’intervention en Afrique. Les rapports avec les chefs d’État africains sont restés les mêmes. Son interventionnisme s’est même accru.
Sous prétexte de défendre son pré carré, l’entrisme et l’interventionnisme, comme on le voit aujourd’hui encore dans la manière dont le groupe Bolloré rafle la mise dans les ports africains, alors qu’il n’est pas le mieux-disant, n’ont jamais cessé. Ce qui a changé, c’est l’entrée en scène de la Chine, qui était déjà présente, mais dont les interventions se sont accrues», estime l’éditorialiste camerounaise, qui avait «couvert» à l’époque ce sommet de la Baule pour Jeune Afrique.
Pour Marie Roger Biloa, c’est le choix délibéré de la France dans les années 90 de se tourner vers les pays de l’Est et d’accroître ses échanges avec l’ex-bloc soviétique, après la chute du rideau de fer, qui explique son recul en Afrique.
«À la France de savoir capitaliser sur cet amour immodéré que lui porte l’Afrique au lieu d’accumuler les erreurs comme récemment, l’augmentation des frais de scolarité des étudiants étrangers. Cette mesure affecte particulièrement les étudiants africains qui risquent de ne plus pouvoir venir étudier à Paris ou dans d’autres villes de province. Au final, c’est la France qui sera perdante,» prévient-elle.
Si nos trois éditorialistes sont d’accord pour reconnaître la place centrale qu’occupe la Chine dans le rééquilibrage géopolitique de l’Afrique «en train de se produire sous nos yeux», ils diffèrent sur la manière d’y parvenir.
Devenir un sujet de la mondialisation
Pour Dame Babou, l’Afrique ne doit compter que sur ses propres forces si elle veut parvenir à renouer avec son histoire interrompue par des siècles de domination. Marie Roger Biloa estime pour sa part que la victoire du bloc occidental, qui s’est traduite par l’adoption dans les anciennes Républiques communistes d’une économie de marché, y compris en Chine, pointe du doigt les alliances à privilégier.
«D’une certaine façon, on assiste à un retour en force des États-Unis, ce qui est déjà avéré sur le plan militaire en Afrique. Mais il ne faut pas non plus négliger les liens quasi organiques qui existent entre la Russie et l’Afrique dans des pays comme l’Angola, par exemple, où la femme du Président Dos Santos est russe, et bien d’autres», note-t-elle.
Pour Louis Keumayeu, qui appartient à la génération montante d’Africains n’ayant pas connu la colonisation, c’est dans une intégration économique plus poussée que se trouve le salut de l’Afrique. Il compte, donc, sur la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) pour relancer les échanges intra-africains qui ne représentent, pour l’instant, que 10% de l’ensemble des échanges extérieurs du continent.
«Pendant la Guerre froide, l’Afrique se définissait en fonction du camp de ses partenaires, y compris dans sa position de non-alignée. À partir de la chute du mur de Berlin, elle a dû se chercher une place hors la vision dominante. Pour l’instant, elle est dans la phase de la multiplication des partenaires (Turquie, Venezuela, Russie, bientôt Arabie saoudite), car elle n’est pas encore fixée sur une voie qui serait la sienne en termes d’intégration. Il lui faut encore la trouver et la Zlecaf est sans doute la seule solution pour accroître son intégration, car elle reste encore très dépendante de l’extérieur», affirme-t-il.
Trente après la chute du mur de Berlin et la dissolution du bloc soviétique, l’Afrique apparaît de plus en plus comme un nouvel eldorado pour les investisseurs étrangers. Mais pour se bâtir une stature de continent, elle doit d’abord accélérer son intégration. Car, comme le fait remarquer Louis Keumayou: «tant que cette étape ne sera pas franchie, l’Afrique restera un objet de l’histoire, alors qu’elle doit aspirer à en devenir un sujet!»
Avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération, décomplexée vis-à-vis des anciens colonisateurs, sa culture politique est, elle aussi, en train de radicalement changer. Et avec elle, les exigences des jeunes Africains envers leurs dirigeants, afin qu’ils puissent de plus en plus rendre des comptes dans la manière dont ils gèrent les affaires de leurs États.