«Joker»: film «facho», appelant à «tuer les riches», «ode aux Gilets jaunes» ou œuvre «courageuse»?

CC0 / Kisalay1 / Joker
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Avec près d’un milliard de dollars au box-office, «Joker» est le blockbuster le plus controversé sorti ces dernières années. Louée par une partie des critiques, détruite par l’autre, cette œuvre sombre fascine. Certains érigent le Joker en antihéros révolutionnaire. Ses détracteurs n’y voient qu’un psychopathe. Sputnik fait le point.
«On aime les superhéros lorsqu’on est enfant. Quand on grandit, on apprend à comprendre les méchants.»

Les utilisateurs de Facebook ont peut-être vu passer dans leur fil d’actualité cette citation, accompagnée d’une image du Joker, campé par Joachin Phoenix. Elle représente bien l’état d’esprit de nombreux spectateurs à la sortie des salles après avoir vu «Joker», de Todd Phillips. Sorti le 9 octobre en France, ce long-métrage, qui raconte la genèse du pire ennemi de Batman, bat des records au box-office mondial. Vainqueur du Lion d’Or à Venise, il pourrait prochainement atteindre le milliard de dollars de recettes, un score habituellement réservé à des franchises telles qu’Avengers ou Star Wars. Et c’est une œuvre qui sent le soufre. À tel point qu’au moment d’aligner les dollars, le studio Warner Bros a eu la tremblote, comme l’explique le New York Times. La société de production a partagé les coûts avec Village Roadshow et Bron Studios. Un très mauvais calcul pour la Warner quand on sait qu’avec un budget estimé entre 55 et 70 millions de dollars, peu pour un tel film, «Joker» a déjà rapporté plus de 850 millions de dollars. Qui dit partage des coûts, dit partage des recettes. «Too bad» pour Warner Bros.

La frilosité du studio pourrait s’expliquer par la nature d’un scénario auquel Hollywood n’est plus habitué. Pour éviter aux lecteurs qui n’ont pas vu le film tout «spoil», nous ne rentrerons pas dans les détails. Sachez seulement qu’Arthur Fleck, du nom du célèbre clown, est l’archétype du laissé-pour-compte dans une société néolibérale qui a tendance à broyer les plus faibles. Le Joker va donc s’extirper petit à petit de sa condition en empruntant un chemin fait de recherche de gloire et de meurtres, qui va mener à une révolte contre les nantis de Gotham City. Révolte dont il sera le symbole.

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C’est cette symbolique derrière le parcours qui occasionne de sulfureux débats. Plusieurs experts du cinéma voient dans le Joker un personnage «scorsesien», qui cherche à attirer la lumière, à devenir quelqu’un, un peu entre le Rupert Pupkin de «La valse des pantins» et l’inoubliable Travis Bickle de «Taxi Driver».

D’ailleurs, ces deux personnages sont joués par Robert De Niro, également présent dans «Joker». Dans le premier, l’acteur fétiche de Martin Scorsese joue un comique raté qui enlève le présentateur d’un show télévisé afin de participer à son spectacle. Dans le second, De Niro entre dans la peau d’un chauffeur de taxi de retour du Vietnam qui, aliéné par la violente nuit new-yorkaise, va se muer en justicier vengeur. «On every street in every city, there’s a nobody who dreams of being a somebody» (dans chaque rue de chaque ville, un anonyme cherche à devenir quelqu’un), pouvait-on lire sur l’affiche de Taxi Driver, comme le rappelle Allociné. Autant d’éléments que l’on retrouve chez Arthur Fleck. «Joker» est donc «un immense film politique sous influence scorsesienne assumée, porté par l’interprétation démente de Joaquin Phoenix», pour Thierry Chèze, dans les colonnes de Première. Et c’est bien de la dimension politique que vient la controverse.

​Alors que le monde entier est frappé par un vent de contestation, qui embrase de Hong Kong jusqu’au Chili en passant par le Liban, l’Équateur ou la France, l’histoire de ce paria à l’origine d’une révolte qui verra «les gens qui ne sont rien» prendre leur (violente) revanche sur les nantis ne pouvait que faire écho avec l’actualité.

«C’est un violent appel au chaos et à la sédition dans une société qui méprise et détruit les plus vulnérables. Il agit tel un poison qui infuse lentement et grave en lettres de sang le cri de désespoir du futur ennemi juré de Batman. Joaquin Phoenix exécute une nouvelle performance hallucinante, comme possédé», analyse Stéphane Belpêche, du Journal du Dimanche.

Même son de cloche pour Alexandre Janowiak d’Écran Large: «Malgré ses imperfections, “Joker” est un véritable séisme pour les films du genre. Un brûlot radical contre les médias, les élites politiques et la société, retournant le rêve américain en cauchemar brutal, sanglant et macabre. Un film puissant mené par un Joaquin Phoenix habité et monstrueux.»

​Juan Branco, le célèbre avocat, conseiller juridique de Julian Assange et défenseur des Gilets jaunes est même allé plus loin, voyant dans l’œuvre de Todd Phillips un hommage au mouvement social qui frappe la France depuis un an:

«Joker, ode aux luttes insurrectionnelles et aux Gilets jaunes en particulier, démarre en trombe au box-office américain. Symboliquement, c'est un énorme pas. Face à un ordre délirant et embrassant tous les excès, Hollywood choisit son camp avec courage, abattant Wayne & Batman.»

L’activiste américain et documentariste oscarisé Michael Moore a qualifié le film de «chef-d’œuvre» et a balayé les accusations qui voudraient qu'il incite à la violence:

«Le plus grand danger pour la société serait que vous n’alliez pas voir ce film. L’histoire que ce film raconte et les problèmes qu’il soulève sont si profonds, si nécessaires, que si vous vous détournez du génie de cette œuvre d’art, vous manquerez le cadeau qu’il nous offre: un miroir. Oui, il y a un clown dérangé dans ce miroir, mais il n’est pas seul. Nous sommes là et nous nous tenons à ses côtés.»

Signe de la complexité du film et des innombrables interprétations qui peuvent en être tirées, une partie de la droite s’est aussi emparée du phénomène. De nombreuses références favorables au film tapissent des pages pro-Trump sur les réseaux sociaux. Certains fans du locataire de la Maison-Blanche se réjouissant du succès du long-métrage alors que, contrairement à Juan Branco et Michael Moore, des personnalités de gauche l’ont haï. Richard Brody du New Yorker, média américain classé à gauche, a vu dans le film un discours «cynique, inconsciemment raciste, et pro-Trump».

​La radicalité du personnage, sa violence et son recours au meurtre n’ont pas séduit tout le monde. Loin de là. En France, ce sont les critiques de l’émission «Le masque et la plume», diffusée sur France Inter (classé à gauche) qui ont démonté le film, le qualifiant tour à tour de «facho», «manipulateur de l’opinion publique» ou «détestable». Et à droite, l’économiste Philippe Herlin a tiré à boulets rouges sur l’œuvre polémique:

«“Joker” est un film malsain, pervers et abject, qui justifie le meurtre et la haine sociale (“tuez les riches”). Le bréviaire de l’extrême gauche pour une guerre civile qu’elle voudrait déclencher. À vomir.»

Le film de Todd Phillips est à l’image de ce monde globalisé aux sociétés complexes: difficile à saisir, à interpréter.

​En attendant, «Joker» est déjà devenu un symbole de révolte à travers le monde. A Hong Kong, au Chili, au Liban et même en France, des manifestants commencent à arpenter les rues portant des masques à l’effigie du fantasque et violent clown.

​Il y a quelques années, le masque de Guy Fawkes, célèbre activiste anglais qui a voulu faire sauter la Chambre des lords en 1605, recouvrait le visage de nombreux protestataires dans le monde, notamment les membres du groupe de hackers Anonymous. Ce déguisement a été popularisé par le film «V pour Vendetta», adaptation du roman éponyme d’Alan Moore. Ce dernier n’est autre que l’auteur de «Batman: The Killing Joke», roman graphique mettant en action le «chevalier noir» et son pire ennemi. Il se dit que Todd Phillips s’en est fortement inspiré pour créer son… «Joker». 

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