Bien qu’ayant tardé, le décret d’application de la loi du 6 novembre 2013 ouvrant aux hommes une profession depuis toujours dévolue aux femmes – maïeuticien – en Côte d’Ivoire a finalement été adopté en 2019.
De fait, en zones rurales, certains infirmiers ou bénévoles pratiquaient déjà depuis longtemps des accouchements. Mais, en octobre, le concours d’entrée à l’Institut national de formation des agents de santé (INFAS) pour la formation des sages-femmes a été officiellement ouvert aux hommes.
Jean Charles Wognin est un maïeuticien.Un métier rare de garçon qui exerce la profession de sage-femme.
— Mamadou Koulibaly (@M_Koulibaly) 28 août 2018
Comme il ne devrait pas y avoir de métier réservé pour les garçons, il devrait en être de même pour les femmes.Vivement que des garçons entrent à l'école des sage-femmes en RCI. https://t.co/G0GSaXhk4j
Cette décision, l’Ivoirien Jean-Charles Wognin l’appelait de tous ses vœux depuis plus de deux ans, lui qui exerce le métier depuis 2014, d’abord en France et maintenant en Suisse.
«Je salue cette excellente décision du gouvernement. Déjà, en termes de ressources humaines, la Côte d’Ivoire en a besoin. Actuellement, il y a environ une sage-femme pour 2.000 femmes en âge de procréer. C’est loin d’être suffisant et l’écart est plus important dans les zones rurales, en particulier dans l’ouest et le nord-ouest du pays. Aussi, en termes d’égalité du genre, ce décret est salutaire», se réjouit au micro de Sputnik le maïeuticien.
Jean-Charles Wognin est d’avis que l’incorporation de maïeuticiens dans les centres de santé ne devrait pas poser de problème puisque dans le pays, il y a de nombreux gynécologues hommes qui sont des professionnels de la périnatalité très bien acceptés par les populations.
«Dans certains centres de santé, des infirmiers font parfois des consultations prénatales et pratiquent des accouchements parce que le nombre de sages-femmes n’est justement pas suffisant. À titre personnel, j’ai effectué une campagne de dépistage du cancer du sein et des lésions précancéreuses du cancer du col de l’utérus en août 2019 à Azaguié et Tiassalé (deux villes du Sud). J’ai été bien reçu. J’ai fait environ 244 consultations et je n’ai essuyé aucun refus de patientes. Pour moi, cela est assez significatif», explique-t-il.
Un parcours brillant jusqu’à la faculté de médecine
Au départ, Jean-Charles Wognin, le jeune maïeuticien et fier de l’être, populaire sur les réseaux sociaux en Côte d’Ivoire, rêvait d’être cardiologue.
C’est le 29 mai 1991, au centre hospitalier universitaire de Treichville, une commune du sud d’Abidjan, qu’il voit le jour. Ses parents se séparent lorsqu’il a deux ans. Jusqu’à l’âge de douze ans, il vit avec son père qui décède des suites d’une infection cérébrale. Il est alors recueilli par sa grand-mère maternelle qui l’élève comme son propre fils.
Sans la moindre hésitation, Jean-Charles Wognin affirme que sa foi en Jésus-Christ est «le pilier de sa vie et ce qui sous-tient et sous-tend ma personnalité». À côté, d’autres piliers comme la famille, son épouse et son noyau d’amis, qu’il garde intrinsèquement inchangé depuis l’enfance, contribuent à faire de lui l’homme qu’il est.
«Ma famille est également un grand soutien pour moi. J’ai reçu beaucoup d’amour de mes parents, et en particulier de ma grand-mère qui m’a élevé. J’ai été très choyé et ça, ça compte beaucoup dans l’estime que j’ai de moi et dans la sensibilité que j’ai quand je regarde le monde qui m’entoure. J’ai eu aussi la chance de pouvoir me marier assez jeune, à 24 ans», raconte Jean-Charles Wognin.
Lorsqu’il a commencé ses études universitaires, il avait adressé une prière à Dieu: celle de rencontrer son épouse avant de les terminer car, confie-t-il, il savait qu’une fois entré dans la vie active, il «aurait besoin de stabilité émotionnelle pour affronter, plus fort, les difficultés et défis qui se présenteraient». Une promesse exaucée puisque, le 14 mai 2016, il épouse Romina Jäggi (Suissesse) dont il a fait la connaissance le 27 octobre 2012, en quatrième année d’études.
Depuis son entrée en maternelle à l’âge de deux ans jusqu’à l’obtention du baccalauréat scientifique à seize ans, Jean-Charles Wognin a vécu une scolarité brillante à Abidjan. Il a cependant connu son premier échec scolaire en première année de fac de médecine, en 2009, à Montpellier, en France. L’année suivante, il repasse, plus déterminé que jamais, le concours de médecine.
«On était 1.800 candidats pour 320 places (dont 200 en médecine, 60 en soins dentaires, 60 en sages-femmes). Sur ces 320 places, seulement 8% d’entre elles étaient réservées aux étrangers, soit environ 25-26 places. Je n’avais pas encore la nationalité française, il me fallait donc me classer parmi les 26 premiers étrangers, quoi qu’il arrive», confie-t-il.
Il parvient à atteindre son objectif mais, à l’issue du concours, son classement, en plus de ne pas lui permettre de poursuivre son rêve de faire médecine pour devenir cardiologue, ne lui laisse le choix qu’entre l’odontologie, la maïeutique, la podologie et la biologie.
Devant cette situation qui était loin d’être celle qu’il espérait, il a été tenté d’arrêter le processus là et d’aller s’essayer au concours des soins infirmiers pour devenir infirmier anesthésiste. Après en avoir parlé à sa mère, celle-ci l’a encouragé à choisir l’option maïeutique.
Naissance d’une vocation
Jean-Charles Wognin commence à se renseigner sur le métier et se laisse tenter. Il se produit alors un fait qui le marque et le convainc définitivement qu’être maïeuticien est sa voie.
En automne 2010, c’est son premier stage en salle de naissance et sa première garde de nuit. La sage-femme présente l’invite à suivre l’interne au bloc opératoire. Une fois-là, il observe, subjugué, la scène qui s’offre à ses yeux, depuis un coin de la pièce.
«C’était comme une messe. Il y avait le chirurgien qui faisait office de curé. L’anesthésiste était comme le diacre. Les sages-femmes et infirmiers du bloc étaient comme les enfants de chœur. Et il y avait la parturiente et surtout l’enfant à naître qui étaient un peu comme l’eucharistie. Après quelques incisions, le chirurgien a sorti comme un trophée le bébé dont le cri, avec les pleurs de la mère, sont l’apothéose d’un moment magique. C’est en cet instant précis que j’ai réalisé que j’était fait pour ce métier», raconte à Sputnik le maïeuticien.
Finalement, après cinq années de formation, il est, en juin 2014, diplômé d’État de maïeutique de la faculté de médecine de Montpellier. D’abord maïeuticien titulaire à l’hôpital privé d’Athis-Mons (ville située en Île-de-France, à environ 20 km de Paris) à partir de septembre 2014, il exerce depuis 2018 au Centre hospitalier universitaire vaudois de Lausanne, où il est installé avec son épouse.
Il est par ailleurs diplômé en gynécologie préventive et contraception, ainsi qu’en échographie gynécologique et obstétricale.
La profession de sage-femme est une profession médicale à part entière, avec des compétences définies. Un sage-femme est un professionnel de santé qui jouit du droit de prescription (de délivrer une ordonnance) et qui est spécialisé dans la périnatalité, c’est-à-dire qui assure tout le suivi de la grossesse, la prise en charge du travail et de l’accouchement, puis la prise en charge et les soins du nouveau-né jusqu’à l’âge d’un an.
Plus généralement, ces dernières années, les actes pratiqués par les sages-femmes s’étendent à toute la vie de la femme en âge de procréer. C’est-à-dire au planning familial, la contraception, le suivi gynécologique classique, le dépistage du cancer du sein et des lésions précancéreuses du cancer du col de l’utérus.
«Les sages-femmes exercent un métier vraiment crucial en ce qu’ils préparent le devenir de l’humanité. L’humanité, pour envisager son devenir, doit d’abord penser à sa conception. La façon dont on est conçu, dont la grossesse se déroule, dont on naît et les trois premières années de vie sont les plus déterminantes dans le devenir d’un être humain. Si un jour je suis un décideur, je ferai de la périnatalité une priorité absolue», déclare Jean-Charles Wognin.
«En deuxième année d’études, lors d’un cours, j’ai eu un choc quand je suis tombé sur une carte du monde répertoriant les taux de mortalité par pays. J’ai observé que c’est dans ma zone d’origine qu’il y a près de 80% de décès maternels dans le monde. Dès lors, je me suis plongé dans une profonde réflexion et remise en question. Je me suis dit que je ne peux pas, étant un Africain, avoir cette chance de faire des études dans un pays comme la France et regarder cette carte comme si de rien n’était», déclare-t-il.
De cette prise de conscience lui naît l’idée de s’engager personnellement pour le recul de la mortalité maternelle et infantile en Afrique. C’est ainsi qu’en 2016, soit deux ans après la fin de ses études, il crée une association dénommée le Réseau Ivoire Pro Santé (RIPS) avec des amis et collègues. Dans la même veine, il initie des campagnes de prévention sur les réseaux sociaux, à destination des femmes, afin de les sensibiliser et de leur apporter des «infos de santé justes et nécessaires, pour qu’elles puissent être des actrices de leur santé».
L’engagement politique et citoyen
«Quand on souhaite changer les choses, quand on souhaite réduire la mortalité maternelle et infantile, on ne peut le faire seul dans son coin. Cela implique un plaidoyer et l’avènement d’une série de mesures et de réformes qui touchent toute une population. À ce moment-là, on se rend compte qu’il faut pouvoir toucher le politique afin qu’il y ait des politiques qui soient mises en place. Et quand on comprend qu’il faut toucher le politique, on s’intéresse par conséquent à la politique», poursuit Jean-Charles Wognin.
Jean-Charles Wognin estime que pour mener à bien son projet de réduire la mortalité maternelle et infantile, il lui est «indispensable de militer en politique».
Depuis tout jeune, il s’intéresse aux débats politique et citoyen. Déjà, à partir, de dix ans, il suivait régulièrement le journal télévisé. Au lycée, il discutait inlassablement de politique avec des copains de classe. En cette période marquée par la rébellion armée qui divise la Côte d’Ivoire en deux parties depuis 2002, il est admiratif du «charisme, la verve et la pugnacité» de la deuxième personnalité de l’État, le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly.
«J’ai toujours été un aspirant à la liberté de l’Afrique, à l’autodétermination des peuples africains. Et c’est profondément ce qui anime la pensée politique de Mamadou Koulibaly et ça, ça m’a tout de suite marqué», explique-t-il.
En 2015, il décide de s’engager à Liberté et démocratie pour la République (LIDER), le parti fondé en 2011 par Mamadou Koulibaly après son départ, à l’issue de la crise postélectorale de 2010-2011, du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Laurent Gbagbo.
«Avec la crise postélectorale, j’ai été profondément attristé par les partis politiques de mon pays. Je me suis demandé comment ils ont pu se laisser aller à autant de déshumanisation, à une telle soif de pouvoir au point d’être impliqués dans des massacres aussi importants de populations», poursuit-il.
Avec l’émergence de LIDER sur la scène politique, il «reprend progressivement goût à la vie politique ivoirienne». Il intègre d’abord en 2015 le bureau de la coordination de LIDER de Paris, puis est nommé en 2019 au cabinet du parti en tant que délégué national chargé de la Santé.
Au deuxième trimestre de 2018, il est invité par le parti à donner son avis sur des actions de santé à mener en Côte d’Ivoire. Il se met alors à travailler sur un projet de santé publique qui, à travers des «actions coordonnées, cohérentes et des budgets maîtrisés, sert l’intérêt général». Ce projet est finalement baptisé «Caravane de santé Mamadou Koulibaly».
«Il faut savoir qu’en Côte d’Ivoire, on a plusieurs grandes problématiques comme le VIH, le paludisme, les soins maternels et infantiles, le diabète, l’hypertension et les maladies rénales. Ce sont, pour certains, des tueurs silencieux qui font des dégâts énormes dans le pays et pour lesquels l’État n’investit pas suffisamment», déplore-t-il.
«Mon rôle à ce poste est de proposer des solutions innovantes qui vont améliorer le système de santé ivoirien et donc relever le niveau de santé global des Ivoiriens. C’est aussi d’apporter des critiques constructives aux actions gouvernementales et d’être comme un contre-pouvoir. Aujourd’hui, grâce notamment aux réseaux sociaux, l’opinion peut être saisie et devenir un contre-pouvoir légitime», détaille-t-il.
Tout comme le sociologue ivoiro-béninois Francis Akindès avec qui Sputnik s’est entretenu début octobre, Jean-Charles Wognin estime que «la société ivoirienne est malade».
«Notre société est en manque de repères, sinon accrochée à des repères qui la conduisent vers l’abîme. Nos autorités ne sont pas exemplaires. La jeunesse ivoirienne est malade. Elle souffre d’abandon. Les opportunités d’emplois et de formations sont maigres, quand elles ne sont pas inexistantes. Il nous appartient à nous, jeunes qui sommes nés et avons grandi en Côte d’Ivoire – même si nous sommes expatriés comme c’est mon cas actuellement –, d’apporter des solutions à notre mère patrie que nous n’avons pas le droit de laisser tomber», conclut Jean-Charles Wognin.