Neuf jours après le début de l’opération «Source de Paix», qui a déjà causé plusieurs centaines de morts, la Turquie a annoncé la suspension de ses opérations au nord-est de la Syrie pour une durée de cinq jours. Une interruption des combats qui intervient suite à la négociation d’un cessez-le-feu négocié par Mike Pence, vice-Président des États-Unis, en déplacement à Ankara, qui a pris effet le 17 octobre au soir.
🇹🇷🇸🇾 Quelques heures après l'annonce d'un arrêt des combats de cinq jours entre la #Turquie et les forces #kurdes, on signale des tirs d'artillerie dans une ville frontalière du Kurdistan syrien.https://t.co/dZ8qKXjD2j
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) October 18, 2019
Pourtant, dès le lendemain de l’accord, des escarmouches et des tirs d’obus avaient encore lieu dans plusieurs endroits, mettant en lumière la fragilité de cet accord. De plus, les deux parties semblent déjà en désaccord sur les fondamentaux de cet armistice: Recep Tayyip Erdogan entend que les forces kurdes se retirent de toute la zone frontalière de la Turquie à l’Est de l’Euphrate. Or, l’accord prévoit que les Kurdes se retirent de la zone entre Rais Al-Ayn et Tall Abyad, soit une zone de 117 km le long de la frontière turque:
«Ce cessez-le-feu et cet accord concernent les régions où il y a maintenant une guerre, c’est-à-dire la région située entre Ras al-Aïn et Tal Abyad», explique le commandant des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), Mazlum Abdi, avant d’ajouter que si «ce cessez-le-feu qui concerne cette région, nous l’acceptons. Et en ce sens, tout ce que nous pouvons faire en tant que FDS pour que cette trêve fonctionne, nous le ferons. Mais il y a des problèmes dans cette région et nous n’accepterons pas de changement démographique.»
Un cessez-le-feu qui a donc été lancé sur des bases très fragiles et qui fait débat. D’autant plus que Mevlut Cavusoglu a tenu à mettre en perspective la sémantique de Mike Pence concernant l’expression «cessez-le-feu». Pour le chef de la diplomatie turque, il s’agit simplement d’une suspension des opérations, expliquant qu’un cessez-le-feu ne «se conclut qu’entre deux parties légitimes.»
Ce cessez-le-feu, vanté par le Président Trump, est-il donc déjà condamné à l’échec? Quel sort va-t-il être réservé aux Kurdes s’ils doivent se retirer de la région? Sputnik France a interrogé Patrice Franceschi, écrivain et aventurier français, qui a passé de long mois auprès des populations kurdes et engagé auprès de ceux-ci depuis le début de la guerre en Syrie.
Sputnik France: Ce matin encore des échanges de feu et des tirs d’obus ont lieu dans la ville assiégée de Ras Al-Aïn… Pensez-vous que ce cessez-le-feu a une chance d’aller au bout?
Patrice Franceschi: «Je ne pense pas. L’accord qui a été conclu entre les États-Unis et la Turquie n’a pas été négocié avec les Kurdes. Il s’agit de deux puissances qui se sont entendues sur le dos des Kurdes. De surcroît, cet accord était une reddition sans conditions des Américains aux demandes d’Ankara depuis des années. Quelles sont ces demandes? S’emparer de totalité du Kurdistan Syrien. En effet, quand Erdogan dit qu’il veut une zone de sécurité de 30 km, cela correspond à la totalité du territoire du Kurdistan syrien. Il ne s’agit donc pas du tout d’un accord que les Kurdes pourraient accepter. Erdogan a le comportement d’un tyran dans cette affaire. Et, ce qui est incroyable, c’est que les Américains sont allés à Ankara la corde au cou pour répondre à toutes les demandes de ce tyran.»
Sputnik France: Qui peut se porter garant d’un tel cessez-le-feu au final?
Patrice Franceschi: «Personne! Sauf les Turcs! Or, ceux-ci ne sont pas là pour un cessez-le-feu, mais pour s’emparer du Kurdistan Syrien, car ils considèrent que ça leur appartient, depuis l’époque de l’Empire ottoman. Ensuite, ils veulent repeupler cette zone avec des Arabes syriens, réfugiés chez eux.»
Sputnik France: Où pourront donc aller les combattants kurdes et leurs familles? Plus vers les villes arabisantes au sud contrôlées par le gouvernement Assad ou du côté du Kurdistan irakien?
Patrice Franceschi: «Le seul endroit où ils ne seront pas massacrés, c’est le Kurdistan irakien.»
Sputnik France: Les Irakiens sont-ils prêts à les accepter?
Patrice Franceschi: «Ils sont prêts, moralement. Mais financièrement ou techniquement, ils ne le sont absolument pas. Si la moitié des Kurdes syriens fuient, c’est entre 1,5 et 2 millions de personnes qui affluent au nord de l’Irak, c’est énorme! Il ne pourraient probablement pas digérer une telle vague migratoire. C’est une tragédie humaine.»
Sputnik France: Il ne faut pas rêver, Erdogan ne restituera pas le terrain conquis en Syrie aux Kurdes, mais pensez-vous que la Turquie restituera ces terres au gouvernement syrien? Ou une autre entité politique syrienne?
Patrice Franceschi: «Dans la psychologie néo-ottomane d’Erdogan, ces territoires lui appartiennent. C’est exactement ce qui a pu se passer avec ses prédécesseurs à Chypre ou dans le nord de l’Irak. On oublie que depuis 20 ans, la Turquie occupe militairement une partie au nord du Kurdistan irakien. Tout cela passe à la trappe de l’histoire une fois que c’est fait. Donc, bien entendu, il continuera, et il n’y a que la force pour l’empêcher de continuer à grignoter du terrain.
Erdogan s’invente des menaces pour après pouvoir agresser ses voisins. C’est ce que Hitler savait très bien faire, notamment en Pologne. Prétendre que la Turquie était menacée est un mensonge, et j’en suis témoin, de par mon expérience sur le terrain. C’est l’histoire de la fable du loup et de l’agneau, dont la conclusion est “la raison du plus fort”. En concluant un cessez-le-feu, il se présente en gardien de la paix, et si demain les Kurdes se défendent, il pourra dire: “Regardez! Nous sommes attaqués!” Le pire, c’est que ça peut marcher, car les gens ne connaissent pas bien le dossier et vont écouter celui qui a le plus de force médiatique, à savoir la Turquie.»
Sputnik France: Beaucoup en Turquie voient cette opération et le cessez-le-feu qui s’en est suivi comme une victoire. Erdogan est-il en train de gagner la partie face à des puissances occidentales inertes?
Patrice Franceschi: «Pour l’instant, oui. Pour le coup, il n’a pas hésité à dire la vérité concernant cet accord: c’est qu’il avait tout gagné. Il a eu tout ce qu’il demandait depuis des années, c’est-à-dire un morceau d’un pays qui ne lui appartient pas. Le pire, c’est que les Américains sont venus chez lui et le lui donné. Ça lui permet de faire valoir une victoire politique, diplomatique et militaire totale sur l’Occident. Cela dit, ce n’est pas forcément fini, car les Kurdes résistent, et l’on peut toujours espérer, qui sait, un sursaut européen ou français.»
Sputnik France: Pensez-vous qu’avec un accord avec le gouvernement syrien, ils pourraient repousser Erdogan jusqu’aux frontières que l’on connaît aujourd’hui au nord?
Patrice Franceschi: «Il n’y a pas d’accord possible avec le gouvernement syrien. Les Kurdes ont essayé il y a deux ans, c’était la reddition ou rien. Ils ont donc refusé un accord qui disait: “les Kurdes, vous êtes des citoyens de seconde zone, et vous la fermez!” Bachar el-Assad leur a dit qu’un jour ou l’autre c’est à genoux que vous viendrez me demander mon aide. Ce qui fait qu’aujourd’hui les Kurdes sont entre la peste (Erdogan) et le choléra (Assad). Entre la peste qui tue en un jour et le choléra en huit, ils ont choisi le choléra. Voilà où ils en sont. Nous, Européens qui les avons utilisés pour vaincre Daech*, nous les abandonnons, c’est une faute morale totale.»