Le ministre des Affaires étrangères a pris l’avion en direction de l’Irak ce matin avec la lourde tâche de négocier avec l’État irakien un possible transfert des djihadistes de l’État islamique des camp kurdes de la Syrie vers l’Irak pour qu’ils y soient jugés. En effet, les pays du monde entier craignent que les prisonniers d’hier se disséminent dans la nature et se restructurent afin de reprendre leur entreprise de terreur.
De fait, les forces kurdes qui surveillaient les quelque 10.000 combattants de Daech*, dont 60 Français, sous la pression de l’offensive turque au nord de la Syrie, ne sont plus dans la capacité d’accomplir cette tâche. Dimanche dernier déjà, des centaines de femmes de djihadistes et leurs enfants se sont échappés du camp d’Ain-Issa, une des trois camps de détention dans la zone kurde.
Pendant que la France négocie le transfert des djihadistes français de Syrie en Iraq ... Lire ce thread. La situation actuelle n'était-elle pas prévisible ? Sans oublier les questions que pose un tel transfert dans un pays instable où la peine de mort s'applique https://t.co/LJQ9kgGA1q
— Félix Schaal Legros (@felixtiffauges) October 17, 2019
Jean-Yves Le Drian a donc la lourde tâche de convaincre les autorités irakiennes d’accepter les 2.000 combattants djihadistes français et internationaux, faute de quoi ceux-ci pourraient se disperser dans la nature. L’Irak est-il prêt à accepter ces combattants? Quelles autres issues sont possibles en cas de refus? Sputnik France a interrogé Myriam Benraad, spécialiste du Moyen-Orient et auteure du livre «L’Irak par-delà toutes les guerres: idées reçues sur un État en transition» paru aux éditions Le Cavalier Bleu en 2018. Entretien.
Sputnik France: On connait les réticences irakiennes à accueillir des prisonniers djihadistes étrangers. À quel point cette visite pourrait-elle influencer ? C’est un fardeau non négligeable, surtout qu’il ne s’agirait pas que de combattants français…
Myriam Benraad: «Il convient d’abord de préciser que des transferts de ce type ont déjà eu lieu par le passé, et des condamnations à mort et d’autres à perpétuité ont été prononcées. Ensuite, au niveau irakien, la condition est simple: elle est financière et ils seront inflexibles sur ce point. Ils ont déjà réclamé plusieurs milliards de dollars pour les prendre en charge. D’ores et déjà, plusieurs États européens avec les États-Unis ont dépêché un certain nombre d’experts pour assister la justice irakienne, il y a aussi de potentielles constructions de prisons qui font l’objet de négociations. En fin de compte, tout dépendra de ce que leur concèdent les Européens de ce point de vue-là, mais sur le principe, les Irakiens n’ont pas dit non.»
Sputnik France: N’est-ce pas un peu une forme de déni de la part du gouvernement français de vouloir renvoyer la patate chaude des djihadistes internationaux à l’Irak? En sachant que ce pays a déjà son lot de soucis en ce moment…
Myriam Benraad: «Une forme de déni, non… Ils sont cohérents avec leur position qui est «pas de rapatriements». Le seul volet sur lequel les autorités françaises sont prêtes à négocier, et encore, c’est le retour des enfants, dont les trois quarts sont en bas âge. De plus, le gouvernement français sait à quel type de peines s’exposent les ressortissants et cela ne les dérange pas plus que ça. De ce fait, je n’y vois pas un déni mais plutôt une politique qui, face à une opinion politique très réticente à ce retour des djihadistes, fait le choix de l’Irak.»
Sputnik France: Le gouvernement français explique qu’il souhaite que ceux-ci soient jugés dans la mesure du possible en accord avec les valeurs françaises (comprendre, sans peine de mort), mais il veut aussi faire respecter la souveraineté irakienne sur ce dossier. N’y-a-t-il pas une forme de contradiction dans la position française sur cette question?
Myriam Benraad: «Je ne sais pas si on peut parler de contradiction. C’est effectivement l’argumentation des avocats des familles de djihadistes qui avancent que, si on laisse l’Irak les exécuter, on renonce à nos valeurs et notre propre droit dans la mesure où ce sont des ressortissants français. On est ici sur une justice d’exception assumée par la France, qui utilise l’argument que les crimes dont se sont rendues responsables ces personnes ont été commis en Syrie et en Irak. C’est d’ailleurs un bis repetita d’un débat qu’on a déjà eu il y a plusieurs mois. La situation s’accélère car il y a le contexte que l’on connaît en Syrie, mais ces négociations ont lieu depuis plusieurs mois.»
Sputnik France: Est-ce un scénario envisageable qu’un accord ne soit pas négocié avec l’Irak? Risque-t-on de voir 10.000 soldats de Daech* et leurs familles se disperser dans la nature?
Myriam Benraad: «Rien n’est à exclure. La France, mais aussi d’autres États, jouent leur va-tout avec l’Irak. Même les Américains sont toujours mobilisés dans ce pays malgré leur retrait de Syrie. Pour l’instant, on a déjà des centaines de personnes qui ont réussi à prendre la fuite, et qui, de fait, sont déjà dispersées. Tout dépend de cet accord potentiel avec l’Irak. Si on ne trouve pas d’accord, tout est possible et il est probable des milliers de djihadistes et leurs familles se retrouvent dans la nature.»
Sputnik France: Les Kurdes et le gouvernement syrien qui se trouvent aujourd’hui alliés de circonstance, n’est-ce pas, en dernier recours, une possibilité de les remettre au gouvernement syrien? Après tout, la plupart d’entre eux ont commis leurs crimes sur le territoire syrien…
Myriam Benraad: «Absolument ! Je pense que c’est ce qu’il va se passer pour une partie d’entre eux. Ce sera une carte supplémentaire dans les mains d’El-Assad et ses alliés pour négocier avec un camp occidental qui, de fait, est très faible, voire inexistant avec le retrait américain. C’est d’ailleurs ce que souhaite le gouvernement syrien: récupérer une partie de ces djihadistes pour les utiliser dans d’éventuelles négociations avec les États occidentaux, notamment l’Europe.»
Sputnik France: Et ainsi regagner une légitimité internationale?
Myriam Benraad: «On est face à deux options: soit Bachar El-Assad les utilise comme carte de négociation pour promouvoir sa propre réhabilitation – puisque les Européens auront besoin de lui sur le plan sécuritaire. Soit il en fait une arme contre ses adversaires politiques et diplomatiques. Tous les scénarios sont possibles. Le régime syrien avait déjà activé ses réseaux djihadistes contre les Américains en Irak, après les avoir abrités pendant de nombreuses années.»
En fin d’après-midi, les autorités irakiennes ont annoncé qu’elles rapatrieraient les combattants de Daech* de nationalité irakienne, mais pas ceux de nationalité étrangère. Le ministre des affaires étrangères Mohammed Ali al Hakim a indiqué que l’Irak ne voulait pas devenir un «dépotoir» à djihadistes, laissant ainsi les autorités françaises dans le flou concernant le sort de ses ressortissants djihadistes.
*Organisation terroriste interdite en Russie.