Le soleil du Sahel, l’autre cause de son malheur?

© AFP 2024 AHMED OUOBA / Centrale photovoltaïque au Burkina FasoCentrale photovoltaïque au Burkina Faso
Centrale photovoltaïque au Burkina Faso - Sputnik Afrique
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Le Sahel, cette «station solaire mondiale», est aussi l’une des zones les plus instables au monde. Des forces militaires étrangères se bousculent depuis 2012 dans ce grand désert qui capte jusqu’à 98% de durée d’insolation effective par jour. Le contrôle de cette énergie ne serait-il pas l’une des raisons des troubles de la région? Entretien.

L’énergie d’origine solaire constituera, à l’horizon 2050, la première source de production électrique (27% à l’échelle mondiale), selon le rapport publié en septembre 2014 par l'Agence internationale de l'énergie - AIE. Devant l’épuisement annoncé des ressources fossiles (50 ans pour le pétrole et 52 ans pour le gaz), d’après les statistiques de juin 2018 de la major pétrogazière British Petroleum, c’est le soleil qui sera la figure de proue du mix énergétique mondial des trois prochaines  décennies. Aujourd’hui, les énergies fossiles assurent deux tiers de cette production.

Pour subvenir à une demande mondiale en énergie appelée à croître de plus de 25% d’ici à 2040, et dans le but de réduire de 45% les émissions de CO² à l’horizon 2030, conformément à l’Accord de Paris sur le climat, beaucoup de pays ont décidé d’opter pour cette énergie propre et inépuisable afin de conduire leur transition énergétique.

Les énergies vertes, de manière générale, sont déjà depuis 2017 à l’origine d’un peu moins de 5 % de la production énergétique mondiale. Bien que le solaire sous toutes ses formes (thermique, thermodynamique et photovoltaïque) ne constitue actuellement que 1 % du mix énergétique mondial, des pays l’élisent comme leur principale ressource pour assurer leur transition énergétique.

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Parmi les principaux parcs solaires installés dans le monde figurent les centrales solaires photovoltaïques du Canada, d’une capacité globale de 80 mégawatts (MW), et celles d’Allemagne, les plus grandes d’Europe, qui totalisant une capacité de production de plus de 100 MW. Le Maroc a inauguré en février 2016 la centrale thermodynamique de Noor d’une capacité de 160 MW. Il projette d’atteindre 42% de sa production d’électricité à partir de sources renouvelables d’ici à 2020.

L’Inde, qui a inauguré en 2016 également la plus grande centrale photovoltaïque du monde (648 MW), abrite à Delhi le siège de l’Alliance solaire internationale (ASI), lancée à l’occasion du Sommet pour le climat à Paris COP 21 de novembre 2015, à l’initiative de la France, pour «rassembler les  pays de la zone intertropicale, forts de leur grand potentiel solaire, afin de changer radicalement d’échelle dans le déploiement d’énergie solaire», lit-on sur son site officiel. Cette alliance devrait réunir les pays situés entre les tropiques du Cancer et du Capricorne. Pourtant, la majorité des pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) se trouvant dans ces régions intertropicales sont spectaculairement absents de cette alliance! En effet, des quatorze pays de l’organisation pétrolière, deux seulement (les Émirats arabes unis et le Venezuela) ont été présents de lors de l’assemblée générale de l’ASI, qui s’est tenue en janvier dernier à Delhi. Certains, notamment des pays signataires au lancement de l’ASI comme  l’Arabie saoudite, étaient absents tandis que d’autres, à l’instar de l’Algérie et du Nigeria, se sont présentés comme membres observateurs. Un recul surprenant des pays de l’OPEP, au regard de l’engagement de beaucoup d’entre eux dans le développement du solaire (l’Arabie saoudite a lancé en 2017 un appel pour la construction d’un parc solaire de 50 MW), qui laisse supposer une émergence des rapports de forces entre les deux organisations énergétiques.

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Bien qu’inépuisable, cette source d’énergie ne rayonne pas avec la même intensité sur tous les pays. La région du Sahara-Sahel est le plus grand désert chaud du monde avec la durée d’insolation effective moyenne la plus élevée de la planète (jusqu’à 4.300 h/an, soit entre 97% et 98 % par jour) et où l'irradiation solaire moyenne est la plus grande (plus de 280 W/m2 en moyenne sur l'année).

Le Sahel «est potentiellement la station solaire du monde», avait même déclaré en novembre 2018 Ibrahim Thiaw, conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies pour le Sahel  lors d’un entretien à ONU Info en marge d’une réunion sur le lien entre l’instabilité et le changement climatique, dans la région. Ce qui fait de cette région un enjeu sur le plan énergétique.

Le rapport entre la stabilité géopolitique et la sécurité énergétique, qui marque depuis le siècle dernier l’industrie pétrogazière, semble s’imposer également pour l’approvisionnement en énergie solaire.

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Pour couvrir les besoin en électricité des onze pays du Sahel, la Banque africaine de développement (BAD) a lancé son mégaprojet solaire Desert To Power lors de la tenue le 13 septembre dernier à Ougadougou du Sommet des chefs d’État et de gouvernement des pays du G5 Sahel. D’un coût de 20 milliards de dollars, Desert to Power assurera à l’horizon 2030 10  MW d’électricité d’origine solaire pour les 250 millions de personnes habitant la zone. 

La France, par le biais de l’ASI – appelée également l’OPEP du solaire –, veille sur plusieurs projets solaires dans la région. Le Président français Emmanuel Macron était présent lors de l’inauguration, en novembre 2017 au Burkina Faso, de la plus grande centrale solaire de l’Afrique de l’Ouest, d’une capacité de 33MW, financée par Paris à hauteur de 50%. 

Un mois auparavant, Paris avait doté l’armée burkinabé d’équipements militaires dans le cadre de la force G5 Sahel. Un an après, la France annonce être disposée à apporter au Burkina Faso le même soutien militaire qu’au Mali!

Cette proximité spatiotemporelle entre forces militaires et projets solaires interroge sur l’arrivée d’une nouvelle géopolitique du solaire. L’expert en géopolitique énergétique Richard Labévière, qui dirige également l'observatoire géostratégique Proche&Moyen-Orient.ch, livre à Sputnik son analyse sur le rapport entre la militarisation accélérée du Sahel et les éventuelles ambitions de dominations de cette ressource.

Sputnik: Devant l’épuisement attendu des combustibles fossiles, l’énergie solaire est aujourd’hui la source durable sur laquelle il faudrait miser. Le contrôle des régions les plus ensoleillées au monde va-t-il susciter les mêmes tensions observées pour le contrôle des hydrocarbures?

Richard Labévière: «Nous n’en sommes pas encore à la fin des énergies fossiles. Loin de là. Les experts prévoient des réserves sur encore trente à quarante ans. L’industrie des énergies fossiles (gaz-pétrole) a structuré une géopolitique des lieux d’extraction, de raffinage et de transport avec des terminaux pétroliers et des voies maritimes qui passent par des zones stratégiques et hautement fragiles. Le solaire, comme d’autres énergies propres, va permettre aux pays de se recentrer sur davantage d’indépendance et de souveraineté nationale. Ils seront moins dépendants d’une géopolitique des énergies de plus en plus dense, pour ne pas dire conflictuelle, notamment celle liée au transport, que l’on appelle aussi «géopolitique des tuyaux». L’enjeu du solaire c’est qu’il va permettre un retour à un auto centrage plus national.»

Sputnik: L’Alliance solaire internationale (ASI), lancée lors de la COP 21 à Paris, multiplie les projets solaires dans la région du Sahel. Cet «OPEP du solaire» n’est-elle pas un nouvel outil de positionnement géopolitique pour la France?

Richard Labévière: «Il me semble que cette alliance est une façon pour la France de réaffirmer son attachement au multilatéralisme international par le biais des thématiques environnementalistes. Le Président français  Emmanuel Macron, à travers ses déclarations du 23 septembre aux Nations unies, veut se montrer le chef de file des pays européens dans l’application de l’accord de Paris de 2015. Il veut l’affirmer d’autant plus que le Président Donald Trump est sorti de cet accord.»

Sputnik: L’ASI ambitionne-t-elle de se positionner en contrepoids de l’OPEP fossile ?

Richard Labévière: «Absolument, car dans la quête d’augmenter le mix énergétique en faveur des énergies alternatives, il est clair qu’il ya une volonté de s’émanciper des contraintes des énergies fossiles et de leur structuration de l’économie mondiale actuelle. Mais il faut bien se rendre compte qu’aujourd’hui, l’OPEP ne régit plus qu’en partie le prix des hydrocarbures sur le marché mondial. Les Américains, avec le gaz de schiste, ont repoussé toutes les considérations écologiques et environnementales en lançant l’exploration offshore en Alaska par exemple. Ils sont devenus, grâce au gaz de schiste, le premier producteur mondial de pétrole en octobre 2018. Ce qui leur a permis de s’affranchir des prix pétroliers imposés par l’OPEP. Bien que le principal producteur pétrolier à l’intérieur de cette organisation, en l’occurrence l’Arabie Saoudite, n’ait jamais constitué un problème pour les États-Unis, et ce depuis la signature du Pacte du Quincy en février 1945, entre le roi Ibn Saoud, fondateur du royaume d'Arabie saoudite, et le président des États-Unis Franklin Roosevelt. Dans leur domination énergétique, les Américains font la pluie et le beau temps par l’intermédiaire de leurs alliés saoudiens. Toutefois, dès l’instant où des pays de l’OPEP comme l’Iran, le Venezuela et l’Algérie ont commencé à mener, à côté de la Russie et d’autres producteurs, des politiques indépendantes qui risquaient de contrecarrer les ambitions américaines, ces derniers devraient chercher d’autres voies pour contourner le poids des pays producteurs importants. C’est ce que nous avons observé, par exemple, à travers les sanctions unilatéralement posées par le Président américain Donald Trump, le mois dernier, à l’encontre des exportations des hydrocarbures iraniens.»

Sputnik: Il y a eu des projets de développement de l’énergie solaire lancés par les Nations unies, la Banque mondiale ou d’autres organismes régionaux. Comment expliquez-vous la mise en place d’un projet d’énergie solaire de la Banque africaine de développement de grande envergure par une organisation de défense comme le G5 Sahel?

Richard Labévière: «Je ne suis pas en possession des informations concernant ce projet de la BAD. Toutefois, il conviendrait de relever les effets d’annonce qui sont multiples dans ce genre de programme, y compris au plus haut niveau, comme aux Nations unies. Par exemple, la France et d’autres pays ont annoncé leur participation au Fonds vert climat lancé en 2009 par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) pour un montant de 10 milliards dollars. Une fois l’annonce faite, le fonds n’a été que très maigrement alimenté.

Pour ce qui est du lancement d’un projet solaire par la BAD lors du dernier sommet du G5 Sahel, on peut supposer qu’il s’agit là d’un habillage car le G5 Sahel, sur le plan militaire, est un désastre absolu. Ce sont en réalité des coquilles creuses. Comme sur place il ya des experts, on y raccroche un programme solaire ou un programme alimentaire, voire le creusement de puits.»

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Sputnik: La militarisation accélérée de la région du Sahel ne serait-elle pas également une ruée vers le contrôle de l’énergie de demain ?

Richard Labévière: «Certainement, mais la militarisation de la région du Sahel est un processus qui n’est pas mono-causal. Je dirais qu’il ne faudrait pas avoir d’analyse paranoïaque à l’idée d’objectifs militaires ou autres. Dans l’absolu, n’importe quel pays veut se donner une indépendance énergétique et ce, quel que soit l’environnement international. Que cette diversification, et notamment le solaire au Maghreb comme au Sahel, ait des conséquences sur le plan sécuritaire, militaire ou géopolitique est une évidence. Toutefois, il faudrait rappeler que la présence des bases militaires dans le Sahel se multiplie depuis 2012.

Les anciennes puissances coloniales, dont la France, se ruent sur la zone à côté des Russes, qui marquent leur retour, des Chinois et d’autres puissances émergents régionales. Chacun gère ses accès aux ressources naturelles, aux minerais et autres pour ses propres intérêts. Nous sommes malheureusement dans un contexte géopolitique assez instable et assez cynique d’une certaine façon.»

L’ère du solaire qui avance à grands pas au gré des progrès technologiques, et dont l’industrie est nettement moins coûteuse et bien plus abordable que celles des hydrocarbures, permettra ainsi à nombreux pays d’être autonomes et de s’autosuffire, sans leur épargner pour autant les tiraillements stratégiques, intrinsèques à toute exploitation de ressources.  

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