«Le dernier pays, selon moi, à pouvoir donner des leçons à la Turquie en matière de droits de l’Homme est bien la France et son Président Macron», a lancé Mevlüt Çavuşoğlu, ministre des Affaires étrangères turc, le 2 octobre.
C’est clair, entre Paris et Ankara, les relations se tendent de plus en plus depuis la tentative de coup d’État contre le gouvernement d’Erdogan en 2016. Dernier fait marquant de ce lent divorce, la mise en cause par Emmanuel Macron du recul de l’État de droit en Turquie. Devant l’assemblée du Conseil de l’Europe, à l’occasion des 30 ans de la chute du mur de Berlin, le Président de la République a mis en garde ses pairs concernant la Turquie, un pays
«où l’État de droit recule, où les procédures judiciaires ouvertes contre les défenseurs des droits de l’Homme, des journalistes, des universitaires doivent faire l’objet de toute notre vigilance.»
Un discours qui n’a pas du tout plu à Ankara, qui s’est empressé de mettre le gouvernement d’Emmanuel Macron face à ces contradictions: les violences policières face aux Gilets jaunes, le scandale Benalla, la pression des services de renseignements sur les journalistes qui enquêtent sur les ventes d’armes au Yémen… Mevlüt Çavuşoğlu est même allé jusqu’à le comparer
«à un coq qui chante alors que ses pieds sont enfoncés dans la boue.»
Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut #Cavusoglu
— ANADOLU AGENCY (FR) (@aa_french) October 1, 2019
« Emmanuel #Macron a outrepassé les limites en critiquant la Turquie. » .
« La #France et l'#UE doivent être honnêtes avec eux-mêmes et tenir leurs promesses avant de pouvoir critiquer la #Turquie. » pic.twitter.com/H2wuMr7MCB
En effet, depuis la tentative de renversement du gouvernement d’Erdogan en juillet 2016, des milliers de journalistes, militaires et autres membres de la société civile ont été arrêtés sur la base de possibles liens a cette tentative. Depuis, les démocraties occidentales, en particulier européennes, accusent ce gouvernement de basculer dans une dérive autoritaire qui éloigne un peu plus chaque jour la Turquie de l’Europe.
La Turquie est-elle en train de basculer dans la dictature? Quel avenir pour les relations entre la Turquie et la France et l’Europe? Sputnik France a interrogé Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), spécialiste et auteur de nombreux ouvrages sur la Turquie et la région, notamment «La Turquie d’aujourd’hui au miroir de l’histoire», coécrit avec Bastien Alex, aux éditions l’Harmattan.
Sputnik France: Partagez-vous l’analyse qu’a faite Emmanuel Macron devant le conseil de l’Europe, affirmant qu’il y a un recul de l’État de droit en Turquie? Est-ce toujours aussi dramatique qu’après le coup d’État de juillet 2016?
Didier Billion: «C’est incontestable. Suite à la tentative de coup d’État en 2016, il y a eu un recul des libertés individuelles et collectives. Que le président d’Erdogan et son gouvernement aient arrêté ceux qu’ils considéraient comme les commanditaires de ce coup d’État, pour ma part, je trouve qu’il y a là une forme de normalité: quand on est attaqué, on se défend. Cependant, le gouvernement, à ce moment-là, a ratissé très large. Des hommes et des femmes ont été arrêtés, sans qu’il y ait le moindre élément de preuve à leur encontre, et qui d’ailleurs pour certains d’entre eux, n’ont toujours pas été libérés.
On peut également constater qu’au niveau de la liberté d’expression, notamment de la liberté de la presse, de nombreux journalistes ont été arrêtés, sans que là non plus les charges ne soient avérées et que pour une partie d’entre eux, ils n’ont pas encore été libérés. Dans un État de droit, on essaye de constituer des preuves avant d’arrêter quelqu’un, et là, c’est le contraire qui s’est produit. De ce point de vue, il y a un recul de l’État de droit dans ce pays. Pour autant, je n’ai jamais été de ceux qui considèrent que la Turquie est une dictature. Il y a deux ans, un grand hebdomadaire français titrait en Une “Le dictateur” avec une photo d’Erdogan, et je ne partage pas ce point de vue. Preuve en est qu’il y a eu des élections municipales au printemps dernier et les deux plus grandes villes de Turquie ont été remportées par l’opposition. C’est bien la preuve tangible que ce n’est pas une dictature. Force est de constater, cela dit, que quand Macron affirme qu’il y a un recul de l’État de droit, qu’il est dans le vrai.»
Sputnik France: Y a-t-il encore une chance de voir aboutir les négociations en vue d’un rapprochement, pour ne pas dire d’une intégration de la Turquie à l’Union européenne? Les Turcs, d’ailleurs, nourrissent-ils encore cette ambition?
Didier Billion: «Tout d’abord, je pense que réutiliser sans cesse le terme d’“intégration” n’a plus aucun sens aujourd’hui. J’ai été pour ma part un fervent partisan de l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne, j’ai beaucoup écrit là-dessus. Aujourd’hui, je ne peux plus poser la problématique de la même façon, car il faut tenir compte de la réalité actuelle. D’une part, car l’UE n’a plus réellement de projet politique, c’est un peu un canard sans tête qui continue à marcher. Il faudrait refonder un projet européen, ce qui est plus facile à dire qu’à faire, pour réenvisager notre relation avec la Turquie. L’un ne peut pas aller sans l’autre. C’est pourquoi je pense qu’utiliser la formule “intégration” n’a plus aucun sens aujourd’hui.
Concernant les Turcs, veulent-ils encore adhérer à l’UE? Je suis assez étonné par le fait qu’après que l’UE ait fait avaler pas mal de couleuvres au peuple turc, et compte tenu de la politique pas très favorable à l’UE de la part d’Erdogan, il y ait encore une majorité de Turcs qui manifestent leur volonté d’adhésion de leur pays à l’UE. De nombreuses études chiffrées, venant de la part de laboratoires de recherche et de think tank, affirment cela, démontant qu’il y a encore un tropisme pro-européen. Ce qui ne veut pas dire qu’ils souhaitent l’adhésion demain matin, mais qu’il y a une perspective à moyen terme, plus modeste certes, d’aspiration européenne. Prenant cela en compte, la pire des erreurs serait la rupture des relations, pour les uns ET pour les autres. Il faut réinventer un logiciel de partenariat et décliner des thèmes d’intérêts communs, de façon à redémarrer d’un bon pas en évitant les erreurs méthodologiques commises depuis l’ouverture des négociations en 2005.»
Sputnik France: Dans le cas contraire, les Européens ne prennent-ils pas le risque de voir la Turquie se tourner vers l’Asie?
Didier Billion: «Évidemment! Néanmoins, les relations internationales ne sont pas un jeu à somme nulle. La Turquie peut très bien continuer à avoir des relations suivies avec l’UE et en même temps développer des relations avec l’Asie et d’autres régions. Si par contre, les relations avec l’UE devenaient difficiles, si elles étaient vidées de leur substance, la Turquie ne resterait pas les deux pieds dans le même sabot et se dirigerait vers d’autres cieux. Surtout que la Turquie a désormais une certaine stature internationale, elle est membre du G20, par exemple. Encore une fois, ce n’est pas un jeu à somme nulle, mais il y a ce risque.
Je dis souvent à mes étudiants: regardez une carte de géographie et vous verrez que pour nous, Union européenne, il y a plusieurs partenaires qui sont indispensables, dont la Turquie, et d’ailleurs la Russie selon moi, même si c’est un autre sujet. Pour ces raisons, les Européens devraient considérer la Turquie comme un partenaire indispensable. Malheureusement, ce n’est pas le cas, donc il faut retrouver des thèmes de discussion communs. Le risque étant que la politique ayant horreur du vide, les Turcs vont se tourner vers d’autres cieux, ce qui serait absurde pour eux ET pour nous.»
Sputnik France: Macron a aussi accusé les Turcs d’utiliser les migrants pour faire pression sur l’UE. Y a-t-il un enjeu géopolitique pour la Turquie autre que le fait d’avoir plus d’aides internationales?
Didier Billion: «Pour le coup, je pense que c’est insupportable. Que les Européens de l’Ouest se permettent de donner des leçons à la Turquie sur la question des migrants, c’est vraiment insupportable. Je le dis: Gloire au peuple turc! Ils ont accepté quatre millions de migrants sur leur sol depuis le début de la crise en Irak puis en Syrie. C’est très difficile à gérer, il y a des tensions, mais tout de même, quatre millions. En Europe de l’Ouest, quand on reçoit 500 migrants, cela fait la Une de tous les journaux et on parle pendant dix jours, donc il faudrait un peu de modestie de la part des Européens, tout de même.
Dire que les Turcs ont accueilli des migrants pour recevoir de l’argent de l’UE, c’est une galéjade! Ils ont dépensé beaucoup plus d’argent que ce qu’ils ont reçu de l’UE dans l’accueil des migrants. Il y avait simplement en Turquie une conscience de la nécessité d’être solidaire d’hommes et de femmes qui étaient dans la misère, et de ce point de vue là, ils ne peuvent qu’avoir notre respect. Autant, je peux être très critique, notamment vis-à-vis du gouvernement d’Erdogan, autant, sur ce point, il faudrait un peu de pudeur de la part des Européens.»