Caroline* accompagnait l’une de ses amies… sans enthousiasme. Sans doute pensait-elle avoir mieux à faire ce jour-là qu’un stage intensif d’autodéfense. Mais quelques mois plus tard, l’instructeur Romain Carrière reçoit un message de sa part: deux individus ont tenté de la violer dans un parking, sur le capot d’une voiture. Heureusement, la jeune femme s’est défendue, reproduisant les gestes les plus basiques appris lors de l’entraînement:
«Elle a crié, envoyé le genou entre les jambes du premier agresseur et elle a pu s’enfuir», relate-t-il, aussi satisfait que rassuré.
«Je me sens utile», nous confie-t-il: cet ancien sous-officier parachutiste et champion de France de Taekwondo a en effet le sentiment «d’avoir évité que la liste des victimes d’agressions ne s’accumule».
En effet, des violences gratuites (1.000 par jour en France en 2018) aux tentatives d’homicide (+79% entre 2009 et 2018, selon le criminologue Alain Bauer), les statistiques s’affolent. Et derrière les chiffres, des personnes: Timothy Bonnet, 19 ans, poignardé par un demandeur d’asile afghan à Villeurbanne. Adrien Pérez, poignardé lui aussi, par Younes et Yanis El Habib, à la sortie d’une boîte de nuit, le soir de ses 26 ans. Marin Sauvajon, 20 ans, lynché pour avoir défendu un couple qui s’embrassait à Lyon. Fares ben Yahiaten, tué à 28 ans à l’arme à feu pour un sandwich à Noisy-Le-Grand. Des drames qui ont marqué l’opinion, et une angoisse pour les Français au quotidien.
Pour se former, être lucide
Romain Carrière, comme bien d’autres instructeurs d’autodéfense ou d’arts martiaux à travers le pays, est en première ligne pour trouver un remède à cette angoisse, comme s’ils étaient les psychologues de cette «France Orange mécanique». Durant chacun de ses stages, au moins un participant a subi une agression; «les autres, ils connaissent forcément quelqu’un». Des bagarreurs? Non, au contraire, nous explique Carrière:
«Ils ont cette crainte, mais aussi cette lucidité: la peur d’être tétanisé en cas d’agression, de ne pas savoir quoi faire.»
Contrairement aux salles de boxe, on trouve une majorité de jeunes femmes: «60 à 70%, car elles ont plus conscience de leur vulnérabilité», analyse-t-il: «chez les hommes, il y a l’ego qui joue: ils se disent qu’ils savent se battre.»
La méthode proposée par Romain Carrière y est sans doute pour quelque chose: FAST, pour «Fear Adrenaline Stress Training». Elle a été développée en Californie après qu’une femme, ceinture noire de karaté, ait été tétanisée lors d’un viol. L’instructeur transmet donc, souvent à des débutants et à des non-sportifs, des comportements et des gestes très simples: les stagiaires sont placés en situation réelle, pour faire vivre le stress, la montée d’adrénaline que l’on ressent inévitablement lors d’une agression. Caméra au poing, il filme les réactions de ses élèves: «pour qu’ils prennent de l’assurance, et emmagasinent les réflexes». Une mise en situation qui n’est pas si facile: «quelquefois, des élèves fondent en larmes, la situation leur rappelle leur vécu.»
Le tabou de la force
Il faut alors repartir de zéro. Indéniablement, l’usage de la force reste un tabou en France: «regardez les consignes affichées pour prévenir les menaces terroristes: la procédure envisagée est de fuir, se cacher, alerter. On ne dit pas quoi faire si on se retrouve nez à nez avec un assaillant! Aux États-Unis, où ils sont plus habitués aux fusillades, saisir l’arme et frapper de toutes ses forces pour sauver des vies est recommandé si on ne peut pas faire autrement». Et l’instructeur d’ajouter, politiquement incorrect: «ici, comme après le Bataclan, on préfère allumer des bougies plutôt qu'utiliser la force.»
«C’est un conditionnement depuis qu’on est tout petit, estime Romain Carrière. On se fait agresser dans la cour de l’école, il faut aller le dire à la maîtresse. Plus tard, on se fait agresser dans la rue, il faut serrer les dents, aller porter plainte et faire jouer les assurances devant la justice!» Et de conclure, lapidaire: «on nous programme à la résilience…»
Rompre avec cette dynamique serait-il si compliqué? «Les premiers secours ont été instaurés dans le système scolaire: on apprend à sauver une vie, mais la société ne prépare pas à sauver sa propre vie en cas d’attaque…» Une appréhension qui traverse toute la société, jusqu’aux institutions judiciaires: «les magistrats ont du mal à reconnaître la légitime défense», glisse Romain Carrière. [À voir, notre reportage: Légitime défense: face à une agression, peut-on encore se défendre en France?]
Comprendre l’état d’esprit d’un prédateur
C’est donc à une échelle individuelle qu’agit Romain Carrière, en commençant par les prémisses quelquefois indiscernables d’une agression: «si on peut éviter la menace par l’observation de l’environnement, c’est mieux. Le fait d’être alerte va permettre de traverser un trottoir, de se réfugier dans un magasin.»
Ensuite, «la plupart des agressions physiques commencent par une agression verbale». Y mettre un terme devient donc une priorité: «ni posture de victime ni agressivité: ne pas baisser les yeux, s’affirmer avec la voix, malgré la peur, et rester respectueux. Il faut maintenir l’agresseur à distance, mains ouvertes et solide sur ses appuis.»
Selon Carrière, «tout prédateur humain réfléchit en termes de risque et de bénéfices, il teste: en fonction de la réaction que l’on adopte, il saura si nous sommes une proie facile ou s’il en choisira une autre.»
Conseil pour les femmes: «être capable de crier», pour «alerter, faire douter l’agresseur et prendre contrôle du stress.»
Le stress justement: cet ennemi intérieur qu’il faut canaliser à tout prix. En effet, la peur est telle lors d’une agression que «le corps perd sa motricité fine: sortir ses clés pour ouvrir une serrure devient impossible!» Ainsi Romain Carrière tâche-t-il d’enseigner «les gestes primitifs, qui impliquent les grosses masses musculaires et le fait de tirer, de pousser, de frapper les parties fragiles, comme les yeux ou les parties génitales». Un risque d’ailleurs, si l’on pense de nouveau à la légitime défense et à la proportionnalité des moyens exigée dans le Code pénal: «il est humainement impossible de réagir de manière proportionnée à une attaque avec ce qu’on sait du corps humain», constate l’instructeur.
Redevenir primitif
Mais la force exclut-elle la raison? Romain Carrière livre davantage de conseils:
«Il faut appeler les secours si on a laissé l’agresseur sur le carreau, pour éviter la non-assistance à personne en danger, puis aller faire constater l’état de stress et le traumatisme éventuel par un médecin, au cas où…»
Il préconise aussi de déposer plainte, sans oublier «d’utiliser les bons mots, en se faisant éventuellement accompagner d’un avocat pénaliste. Souvent, les premières déclarations, maladroites du fait du stress de l’agression, peuvent desservir l’agressé!» Cas extrême: Papy Galinier, le retraité de 78 ans qui avait tiré sur deux jeunes femmes roms qui venaient le cambrioler, tuant l’une d’entre elles, avait déclaré «j’étais en danger avec cette sale race». Une phrase qui lui sera reprochée tout au long de la procédure, jusqu’à sa condamnation en 2015 par la Cour d’assises de l’Hérault à cinq ans de prison, dont quatre avec sursis, pour tentative de meurtre.
Mais l’immense majorité des citoyens subit l’ensauvagement de la société française à mains nues. Pour Romain Carrière, elle n’a pas d’autre choix que de «redevenir primitif, l’instant de l’agression, pour sauver sa vie ou celle de ses proches». Et de conclure:
«Quand l’État n’est pas là à l’instant T pour empêcher une agression, le citoyen reprend son droit d’user de la force. C’est son droit le plus élémentaire et fondamental.»
*Le prénom a été changé.