«La Cour estime qu’avancer sans évaluation solide de l’impact économique des négociations, donc quasiment à l’aveugle, est de nature à porter atteinte à la défense de nos intérêts.»
Le verdict est sans appel: alors que l’exécutif français pousse en faveur d’une concrétisation rapide de la réforme du système fiscal international, entreprise dans le cadre de l’OCDE afin de mieux taxer l’activité des géants du numérique, la Cour des comptes a, dans un référé, sommé Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances et Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics, de réagir. Pour son Premier président, Didier Migaud, il est en effet urgent de remédier au manque d’expertise économique de l’administration lors des négociations des conventions fiscales ainsi qu’au manque d’effectifs du service chargé d’en assurer une «meilleure» application.
Les conventions fiscales ont le vent en poupe avec l’intensification des échanges internationaux. Ces traités visent autant à limiter la fraude et l’évasion fiscale qu’à protéger les contribuables français (entreprises et particuliers) contre toute double imposition de leurs revenus, en répartissant le droit d’imposer entre deux États. Jusque-là, la France fait figure de modèle, avec pas moins de 121 conventions bilatérales signées.
Une expertise économique «insuffisante»
Problème cependant aux yeux des sages de la rue Cambon, si sur le plan juridique, l’administration française est incollable en matière de négociation de conventions fiscales, elle juge «insuffisante» son expertise économique nécessaire à la négociation de tels traités internationaux. Ainsi, face aux enjeux économiques et budgétaires «croissants» que représentent des échanges transnationaux toujours plus nombreux, «l’expertise économique consacrée aux négociations fiscales internationales est modeste au regard de l’ampleur des enjeux», souligne la Cour.
«Les éléments d’analyse économique contenus dans les dossiers de négociations utilisés par l’administration sont sommaires. Les aspects juridiques priment la dimension économique, même lorsque les flux commerciaux et financiers sont très importants,» constate Didier Migaud dans son référé.
Pour la Cour des comptes, la priorité ne doit pas être dans l’élargissement du «réseau» conventionnel, «le plus étendu au monde», qui permet déjà à la France de couvrir «97% des importations et 98% des exportations françaises», rappelle le référé, mais de le «moderniser» afin de prévenir toute «attrition de l’assiette fiscale». Pour les sages, «il est indispensable que l’État se dote de capacité d’analyse économique renforcées», à l’aune des réformes à venir en matière de fiscalité internationale.
Pour rappel, l’OCDE espère parvenir à un consensus sur une nouvelle répartition du droit d’imposer entre les pays d’ici 2020. Une perspective à laquelle avait souscrit Emmanuel Macron lors du G7 de Biarritz, en déclarant être parvenu à un «très bon accord» bilatéral avec son homologue américain.
La France, un «État de siège»
«Si une évolution de ce critère paraît souhaitable s’agissant des activités numériques, il n’est pas certain qu’une évolution générale de la notion d’établissement stable bénéficie aux finances publiques françaises.»
En effet, dans le cadre de la problématique posée par les GAFAM en matière d’imposition, la notion d’établissement stable est centrale. Via l’absence de structures physiques dans les pays où ils réalisent leurs chiffres d’affaires et des sièges sociaux implantés dans des pays à la fiscalité plus clémente sur les bénéfices, les géants du numérique parviennent à s’exonérer d’une grande partie de leur dû à l’égard du fisc de nombreux pays, dont la France.
Cependant, la Cour met en garde l’État contre toute réforme trop hâtive de cette notion d’établissement stable, préconisant que soit mesuré «plus finement les poids respectifs des secteurs où la France est durablement un État de siège». Les sages tiennent ainsi à rappeler à Bercy que la France, plus que bien d’autres pays, abrite un grand nombre de sièges sociaux d’entreprises de dimension internationale, réalisant une grande partie de leur chiffre d’affaires à l’étranger, lequel est néanmoins taxé en France.
Des garde-fous noyés sous les litiges
Au titre de la défense des intérêts des contribuables ainsi que de la bonne application des conventions négociées, la Cour des comptes émet une seconde recommandation à Bercy: développer ses moyens humains. En effet, si les Sages tiennent à souligner le «sérieux et la compétence technique» des membres de la mission d’expertise juridique et économique internationale (MEJEI), placée sous la houlette de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et à qui incombe cette tâche, c’est pour mieux pointer du doigt son sous-effectif. Avec seulement 10 personnes, les effectifs de la MEJEI «ne permettent pas d’épuiser le stock des affaires en cours», alors même que les montants concernés «témoignent de l’acuité de ces enjeux pour les entreprises concernées.»
En 2017, la MEJEI a ainsi éliminé pour prêt de 2,4 milliards d’euros de double imposition, «au regard d’un stock représentant 8,7 milliards d’euros fin 2016 et 9,8 milliards à fin 2017», soulignent les Sages, qui suggèrent un redéploiement d’effectifs interne à la DGFiP «afin de continuer à garantir un suivi de qualité aux contribuables». La Cour rappelle que deux nouveaux textes pourraient faire augmenter le nombre de dossiers à traiter par la cellule de Bercy, dont une convention multilatérale de l’OCDE, qui ouvre la voie à des arbitrages en cas de procédure excédant les deux ans. Problème, actuellement leur délai moyen de traitement est de trois ans.
La nature même du document de la Cour des comptes souligne l’urgence de prendre en compte ses demandes et Didier Migaud rappelle aux ministres concernés qu’ils ont deux mois pour y répondre. Pourtant, ce référé daté du 31 mai et finalement mis en ligne sur le site de la Cour des comptes le 5 septembre n’a –à notre connaissance– pas reçu de réponse des intéressés. Le manque à gagner causé par l’évitement fiscal, que ne traite que très partiellement la MEJEI, serait pourtant de 2,4 milliards à 6 milliards d’euros.