40 ans après l’entrée de l’Armée rouge en Afghanistan, 18 ans après celle des forces américaines, le pays n’est toujours pas sorti d’une spirale de violences qui a marqué plusieurs générations d’Afghans. Le week-end dernier à Kaboul, un attentat revendiqué par Daech* a fait près de 80 morts et plus de 200 blessés lors des célébrations d’un mariage. Près d’un an après le début des négociations au Qatar entre les talibans et les États-Unis, le bilan dramatique de cet attentat témoigne de la situation sécuritaire catastrophique dans ce pays d’Asie centrale. Plus l’accord approche, plus les violences semblent s’intensifier. Le mois de juillet dernier a d’ailleurs été un des plus sanglant depuis que ces négociations ont commencé.
Sad, really sad. At least 63 people killed and 182 others wounded in a Kabul wedding blast. #Kabulblast
— Waqar Zaka (@ZakaWaqar) August 20, 2019
Women and children were among the casualties. pic.twitter.com/lMy0SdHcPu
La diplomatie américaine se dit pourtant prête à conclure un accord rapidement avec les talibans, qui verrait les troupes américaines se retirer graduellement du pays en échange de quoi les talibans empêcheraient Daech et Al-Qaïda* de trouver refuge dans le pays. Néanmoins, le flou règne encore sur les conséquences d’un potentiel accord: Que peuvent réellement faire les talibans? De quelles garanties disposent les États-Unis?
Aujourd’hui, les talibans se battent contre les forces gouvernementales, Daech se bat contre les forces gouvernementales, les talibans se battent contre Daech et les forces gouvernementales se battent contre ces deux entités. Un gouvernement qui n’est d’ailleurs pas représenté dans les discussions à Doha. Une situation instable qui fait qu’à Washington, de nombreuses voix –démocrates comme républicaines– se font entendre pour dissuader Donald Trump de retirer partiellement ou totalement ses troupes, comme le fait par exemple le général Jack Keane:
«Les troupes américaines en Afghanistan ont empêché une autre attaque catastrophique sur notre sol pendant 18 ans. Attendre des talibans qu’ils fournissent cette garantie dans le futur en retirant nos troupes n’a aucun sens», explique le militaire, aujourd’hui à la retraite.
Le Président Trump reste pourtant sourd à ces mises en garde, lui qui avait fait de ce retrait une promesse de campagne qu’il compte bien tenir, en particulier avant sa prochaine échéance électorale.
En mai dernier, la Russie a organisé des discussions à Moscou entre le gouvernement et les talibans, qui avaient débouché sur d’enthousiasmantes promesses de paix, mais la réalité du terrain a rapidement douché ces espoirs. Afin de mieux comprendre les enjeux et conséquences d’un possible accord historique entre Américains et talibans, Sputnik France a tendu le micro à René Cagnat, ancien colonel, spécialiste de l’Asie centrale et auteur du livre «Le désert et la source: djihad et contre-djihad en Asie centrale», paru le 20 juin aux éditions du Cerf.
Sputnik France: Depuis près d’un an, les États-Unis dialoguent avec les talibans pour arriver à un accord de paix, avec la condition sine qua non que les talibans coupent tout lien avec Daech et Al-Qaïda et les empêchent de s’établir en Afghanistan. Quels sont les liens entre les talibans et ces groupes? Et quelle est réellement leur influence en Afghanistan?
René Cagnat: «Cette influence existe, mais plus d’une façon psychologique et historique que réelle, au moins en ce qui concerne Al-Qaïda. Les talibans ont été créés à partir d’Al-Qaïda et ont partiellement accédé au pouvoir via ce groupe. Il y a donc une filiation historique et par ailleurs, des relations qui ont été entretenues entre les deux mouvements. Plusieurs des plus anciens dirigeants talibans sont encore redevables à Al-Qaïda de leur réussite en Afghanistan et c’est quelque chose qu’ils n’ont pas oublié. Il y a néanmoins un passif entre ces deux groupes du fait qu’ils n’ont pas mis au courant ou inclus les talibans dans les attentats du 11 septembre 2001. Les membres d’Al-Qaïda ont d’ailleurs été relativement modestes depuis en Afghanistan et ont laissé faire les talibans, tout en maintenant une présence de principe plutôt inactive. Concernant ce groupe, ça serait donc gênant pour les talibans d’exclure Al-Qaïda du pays, mais pas impossible du fait de sa faible présence sur le terrain.»
Sputnik France: Quid de Daech en Afghanistan?
René Cagnat: «C’est un plus gros problème! l’État islamique* est implanté en Afghanistan depuis 2015 et compte y rester. D’une part, ils ont une présence solidement établie dans le Nangarhar, à l’Est de Kaboul, province dans laquelle ils jouissent d’un fort soutien salafiste. Ils ont d’ailleurs fait l’objet d’attaques à différentes reprises des talibans et du gouvernement, qui ont toutes les deux échoué. Même les Américains ne sont pas parvenus à les évincer de cette province. Cette présence est d’autant plus gênante que le Nangarhar permet de contrôler une sortie éventuelle de Kaboul en cas de retrait des Américains si un accord a lieu.
D’autre part, ils sont également implantés dans la province du Badghis, sur la frontière turkmène, à deux centaines de kilomètres sur les arrières de l’Iran et loin à l’Ouest de Kaboul. On peut se questionner sur le rôle qu’ont joué les Américains et s’ils n’ont pas facilité l’accès de Daech dans cette région…
Pour les Américains, cela permet de peser sur la production de gaz de Galkinich au Turkménistan, l’un des plus grands gisements de gaz mondiaux, qui est exporté vers la Chine. Les Américains peuvent ainsi être proches d’une source de gaz chinoise. Cette présence de Daech permet aussi de peser sur l’Iran, car avec ce groupe à sa frontière orientale, le pays des shahs est obligé de mobiliser sur place des ressources.»
Sputnik France: Les États-Unis se sont dits prêts ce mardi 20 août à conclure un accord avec les talibans et ils attendent leur réponse. Mais certains à Washington, Républicains comme Démocrates, ont mis en garde Donald Trump contre un deal avec les talibans, car ils ne seraient pas fiables. Pensez-vous qu’ils sont dignes de confiance? Quelles garanties peuvent avoir les USA?
René Cagnat: «Je ne crois pas que l’on puisse leur accorder confiance sur la simple parole donnée. Ces gens sont des religieux fanatiques et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ne doivent pas aimer les Américains qui ont massacré leur hiérarchie et notamment le chef de guerre Mohammad Mansour. Ce sont des choses qu’ils n’oublient pas. D’après moi, s’ils concluent un accord avec les Américains, c’est par complaisance, afin de pouvoir régler leur compte au gouvernement de Kaboul.
Les États-Unis ont fait savoir qu’ils pourraient détruire les talibans, mais qu’ils détruiraient tout l’Afghanistan par la même occasion, car tout est très imbriqué. Je ne vois pas de véritable contrôle possible à l’issue d’un accord, à l’exception de la parole donnée. On sait ce que vaut la parole donnée concernant les accords, et ce dans différentes directions, comme par exemple les Américains dans le cas de l’accord avec l’Iran. La signature de cet accord entre talibans et Américains serait avant tout politique de la part du Président Trump, qui en avait fait une promesse de campagne.»
Sputnik France: vous partagez donc l’avis de ceux qui estiment qu’il ne s’agit pas d’une décision géostratégique, mais politique de la part de Donald Trump, qui souhaite respecter une promesse de campagne, au péril de la stratégie?
René Cagnat: «Absolument, il s’agit d’une stratégie de politique intérieure, à court terme, qui a pour but de séduire un électorat républicain plus large, comme celui du Texas. Cependant, il faudra voir les conséquences de cet accord, qui pourrait être à double tranchant pour Donald Trump. Si le fait de ramener les troupes à la maison est toujours populaire, ce possible accord pourrait ramener la condition des femmes afghanes, qui commençait doucement à s’améliorer, des décennies en arrière et les Démocrates pourraient faire campagne là-dessus. C’est donc un pari risqué pour le Président sortant, et le timing sera des plus importants en cas de signature d’accord.»
Sputnik France: Qu’en est-il du gouvernement afghan dans tout ça? est-il crédible?
René Cagnat: «Malheureusement, je ne crois pas. Pourtant, le dernier gouvernement d’Ashraf Ghani avait de bonnes idées, notamment en luttant contre l’exportation des drogues. Si le gouvernement précédent avait commencé la guerre avec cette stratégie, on n’en serait pas là aujourd’hui. Le gouvernement a pourtant une armée qui se bat bien, notamment les troupes spéciales, mais sans les Américains, ils sont pratiquement condamnés à la défaite contre leurs ennemis. Ce qui pourrait de se passer, c’est que les Américains, s’ils sortent leurs troupes, continueront d’aider des armées de mercenaires (contractors), déjà présentes sur le terrain d’ailleurs. Dans ce cas de figure, les gouvernementaux pourraient éventuellement tenir, mais pour combien de temps?»
Sputnik France: Moscou a organisé différentes réunions réunissant les membres du gouvernement et les talibans, qui se sont d’ailleurs avérées prometteuses. 30 après le retrait des troupes soviétiques, quel rôle espère jouer la Russie dans les négociations de paix en Afghanistan?
René Cagnat: «Ça doit être une position gênante pour les Russes. Le mouvement taliban n’est pas monolithique, il y a différentes factions. Une question se pose donc, les talibans auxquels sont confrontés les Russes sont-ils les mêmes que ceux avec qui discutent les États-Unis? Dans tous les cas, les dirigeants ne doivent pas être les mêmes. Les Russes pourront peut-être influer pour que les talibans n’évincent pas tout de suite les gouvernementaux, pour qu’ils prennent du temps et y mettent la manière afin que ça se passe en douceur. Cependant, je ne crois pas que les Russes auront l’influence nécessaire pour obtenir ce résultat.»
Sputnik France: Est-il possible de voir l’Afghanistan redevenir un sanctuaire pour l’international du djihad et que l’on voit s’organiser depuis cette base des attentats en Occident, comme celui du 11 septembre?
René Cagnat: «Pas dans l’immédiat. Le but premier pour les talibans est d’évincer les gouvernementaux. L’influence internationale qu’ils pourraient avoir depuis l’Afghanistan, ils y penseront après. Ajoutons que les talibans ont toujours soutenu qu’ils défendaient l’idée d’un califat national, au contraire de Daech. Le risque, c’est l’évolution démographique qui projette l’Afghanistan sur l’extérieur. Aujourd’hui, dans les vagues de migrants aux portes de l’Europe, les Afghans sont souvent majoritaires; pourtant, nous n’avons pas atteint le bout de cette évolution démographique. Donc même si les Afghans sur leurs terres affirment que le califat national leur suffit, qu’ils ne veulent pas d’actions internationales tant qu’ils ne sont pas attaqués chez eux, cette action leur sera peut-être imposée par leurs migrants, susceptibles d’agir en Occident.
Je pense qu’il y aura des complications d’ordre démographiques et, surtout, narcotiques et je me demande dans quelles mesures les talibans, en étant privés de leur principal revenu, pourront résister à celles-ci… S’étant mis tout le monde à dos, ils pourraient faire le choix “terroriste” de Daech. Ils n’ont pas d’issue, c’est une situation intenable et le pays est quasiment condamné à redevenir une poudrière dans laquelle pourraient trouver refuge les islamistes. Je conclus donc que les Afghans pourront temporairement empêcher le processus international islamiste qui découlerait d’une nouvelle alliance avec Daech, mais pour combien de temps?»
*Organisation terroriste interdite en Russie