«La monnaie de la zone euro est l’euro», mettait en garde Mario Draghi, lorsque l’Estonie avait lancé l’idée en 2017 de développer sa propre monnaie numérique. Deux ans plus tard, le 10 août, un cadre dirigeant de la Banque populaire de Chine (BPC) annonce que la monnaie virtuelle nationale «est prête». Si aucune date de lancement n’a été pour l’heure avancée, le travail fut de longue haleine pour les autorités chinoises puisqu’il aura fallu près de cinq ans de développement et le dépôt de 80 brevets afin de concevoir la Central Bank Digital Currency (CBDC), cette «cryptomonnaie centrale» d’un nouveau genre.
Autre élément également souligné dans la presse tricolore, l’aspect contradictoire pour un État d’émettre une «crypto» qui, de facto est censée être décentralisée et tend à échapper au contrôle d’un unique tiers. Pour autant, au-delà de ce détail technico-sémantique, cette monnaie virtuelle qui pourrait bientôt être mise en circulation par la banque centrale de la deuxième économie du monde, ne reposera pas uniquement sur la blockchain, comme le souligne le Journal du Coin, et ce, de crainte qu’il ne puisse supporter le volume des transactions en Chine.
Monnaies digitales, des acteurs privés sur le pont
Mais les États ne sont pas les seuls à vouloir mettre à disposition de leurs concitoyens des portemonnaies virtuels: des établissements bancaires qui se sont longtemps opposés à l’émergence du Bitcoin, tels JP Morgan, lancent à présent leur propre monnaie digitale (JPM Coin). Plus notable, des géants du Net n’ayant pour l’heure rien à voir avec le milieu bancaire, lorgnent sur les débouchés commerciaux qu’offrent l’écosystème blockchain, en tête desquels Facebook et ses 2,4 milliards d’utilisateurs actifs à travers le globe.
Mi-juin, le géant des réseaux sociaux annonçait pour le premier trimestre 2020 le lancement de la Libra, sa propre monnaie virtuelle. Alors que certains de nos confrères soulignent aujourd’hui que la monnaie numérique chinoise pourrait permettre à Pékin d’«accentuer la surveillance de la population», l’initiative de la firme de Mark Zuckerberg fut à l’inverse présentée notamment comme, une manière pour Facebook de «redorer son image» après les scandales liés à la collecte et l’exploitation des données personnelles de ses utilisateurs…
Il faut dire que les fameuses données personnelles seront forcément au cœur du système que Facebook entend mettre en place autour de sa future monnaie digitale, en permettant à tous ses partenaires commerciaux de proposer aux utilisateurs des produits et services ciblés suivant leurs achats effectués en Libra sur les différentes plateformes. Des services qui pourraient rapidement s’élargir, suivant l’impact qu’aura la monnaie digitale.
«Une fois que la crypto-monnaie de Facebook sera largement établie et acceptée, il sera facile pour le groupe de faire accepter l’idée de proposer de nombreux services financiers plus élaborés», souligne Les Échos.
Pour parvenir à ses fins, Facebook s’est allié à des géants des systèmes de paiement, tels que Visa et Mastercard ou encore Paypal, dont l’ex-président (David Marcus) a d’ailleurs rejoint l’équipe de développement de Libra à Genève. Au vu du potentiel en matière de débouchés commerciaux, plusieurs dizaines de grandes entreprises technologiques, telles que Booking, eBay, Uber ou encore Iliad (Free), ainsi que des ONG, se sont jointes au projet.
En effet, avec ses milliards d’utilisateurs, sans oublier les individus pour l’heure non bancarisés et susceptibles d’être séduits par une telle démarche, Facebook pourrait se voir catapulter au premier rang mondial des banques de détails. Une perspective qui ne réjouit pas du tout certains États et régulateurs, à commencer par la Réserve fédérale des États-Unis (Fed).
Rappelons que battre monnaie est une prérogative des États (ou d’instances financières supranationales, telle que la BCE, dans le cas des Européens), ainsi les conséquences sur le marché monétaire mondial de l’entrée en jeu d’un acteur privé tel que Facebook serait non négligeables. Un aspect sur lequel revient pour Forbes le directeur d’Ubcom, une société de conseil spécialisée dans la protection du secret des affaires et la souveraineté des données.
«Permettre à ces mêmes clients de s’affranchir de la contrainte monétaire mondiale et du système de change universel c’est-à-dire sans frais, sans taxe, sans compte et sans guichet bouleverse sans commune mesure le marché monétaire jusqu’à remettre en cause la géopolitique actuelle», met ainsi en garde Frans Imbert-Vier.
Le réseau social n’est pas le seul acteur majeur de l’économie à travailler au développement de sa propre monnaie digitale: Google mais aussi le chinois Alibaba sont également dans les starting blocks. Face à ces géants dont la capitalisation boursière dépasse le PIB d’États membres de l’UE, certains de ces derniers leur dépêchent même des ambassadeurs.
Les Européens spectateurs?
De leur côté, les Européens s’inquiètent aussi. Législateurs et régulateurs américains n’ont en effet pas été les seuls à se soucier de l’impact que pourrait avoir Libra sur l’économie mondiale ou le «blanchiment des capitaux». Pour Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie et des finances, si la firme californienne peut bien créer un instrument de transaction, «il est hors de question qu’elle devienne une monnaie nationale» déclarait-il au micro d’Europe1, dans la foulée de l’officialisation des projets de Facebook.
Afin de contrer ce phénomène et d’encourager le développement en France des activités et de la recherche liées à la Blockchain, des députés étaient parvenus –après un bras de fer avec Bercy- à faire de la France la première nation européenne à légiférer sur un tel domaine, ainsi qu’à faire baisser d’un cran la pression fiscale sur les acteurs de ce secteur. Des députés français, qui nourrissent l’ambition d’étendre ce projet à l’échelle européenne. Reste à savoir s’ils parviendront à faire consensus.