Par une soirée d’automne 1998, l’agent serbe Jovan Milanovic quittait son logement à Bruxelles avec deux sacs-poubelle bien remplis. Sur les papiers mâchés dissimulés à l’intérieur de l’un d’entre eux, était inscrit le projet d’opération de l’Otan en Yougoslavie. Malgré ses pires craintes, ni lui, ni sa taupe – l’officier français Pierre-Henri Bunel – ne seront arrêtés et dès le lendemain, le contenu des documents sera transmis à Belgrade, ce qui, comme il l’assure, permettra de torpiller les projets de l’Alliance de démarrer l’offensive dès l’automne de l’année en question. L’enquête déterminera la source de cette fuite et le Français sera dégradé et condamné par un tribunal militaire à cinq ans de prison, dont trois avec sursis. Lors du procès, il affirmera qu’il avait agi «sur ordre» d’un service français et qu’il a renseigné les Serbes dans l’espoir de prévenir un bain de sang.
Vingt ans plus tard, Milanovic, devenu un héros national en Serbie, avoue que Bunel, qui d’après lui avait de la sympathie pour les Serbes, était parfaitement conscient des conséquences de son acte, ce qui ne l’a pourtant pas arrêté. Dans un entretien à Sputnik, ce Serbe, aujourd’hui général à la retraite, retrace les détails de cette mission qui, comme il l’explique, trouve ses racines en 1995, l’année où il a dû troquer sa tenue militaire de colonel contre celle de diplomate pour pouvoir être envoyé à Bruxelles.
Militaire déguisé en diplomate
«La Belgique n’aurait pas approuvé d’accueillir notre attaché militaire. Nous avons donc trouvé une solution alternative: infiltrer un officier qui aurait enlevé provisoirement son uniforme. J’ai été transféré dans l’équipe du ministère des Affaires étrangères et envoyé au sein de la mission de notre pays auprès de l’UE en tant que ministre-conseiller», se souvient-il. Sa mission était de prévenir une opération surprise contre la Yougoslavie, suivre de près l’activité et avoir accès aux données liées à son pays.
«Lors d’une réunion de la commission militaire de l’Otan, il y avait une discussion sérieuse des projets d’agression – qui fournira des avions et combien, qui fournira des hommes pour une opération terrestre. Et du coup le général français [Pierre Wiroth, ndlr] lève la main. Il est entré en conflit avec le chef de la délégation allemande Klaus Dieter Naumann. […] Le général lui a montré le document [dédié à l’histoire du Kosovo, ndlr] et lui a conseillé de le lire, ajoutant qu’il s’agissait de faits historiques et non de propagande serbe. Naumann a pâli, puis un amiral grec a pris la parole, puis d’autres pays-amis [de la Serbie, ndlr] et un vrai bazar a commencé. La rencontre n’a pas tenu et Naumann n’a plus jamais mis à l’ordre du jour la question de l’opération terrestre», explique l’interlocuteur de l’agence.
Prise de contact avec le Français Bunel
«Il m’a dit qu’il ne pouvait pas m’aider et qu’il n’était pas assez renseigné, je lui ai alors répondu que le chef de cabinet avait sans doute accès aux documents. J’ai alors décidé qu’il fallait maintenir ce contact, d’autant plus qu’il était peu probable que le général lui-même me fournisse des documents», explique-t-il aujourd’hui.
Fin septembre 1998, lorsqu’il a ressenti qu’une intervention de l’Otan approchait, il a repris contact avec Bunel demandant de lui faire parvenir les documents prouvant que ses craintes étaient fondées. Selon ses dires, le Français a d’abord refusé et ce n’est qu’après plusieurs tentatives qu’il est parvenu à le convaincre.
«À un moment donné, je lui ai dit que si je n’avais pas accès à ces papiers je serai pendu. Il a alors essuyé la sueur de son front et m’a dit que j’aurai ces documents. Il est allé à l’Otan, a contacté le collègue qui travaillait sur la conception du projet et lui a dit que c’est le général qui en avait besoin. Le soir, il me l’a transmis», résume-t-il les faits.
Milanovic raconte que la rencontre s’est tenue chez lui et a duré plusieurs heures. Il craignait que lui et Bunel soient arrêtés immédiatement à la sortie de l’immeuble, mais rien de tel ne s’est passé et il a réussi à se rendre avec un sac-poubelle bourré de papiers à l’ambassade de son pays. «Au petit matin du 2 octobre, tout était à Belgrade».
Une opération avortée
Commentant le sort de ce dernier, Milanovic explique que pendant la Grande Guerre le grand-père de Bunel avait combattu au front dit de Salonique, côte à côte avec les Serbes. «Ce grand-père lui a dit: "Si un jour tu rencontres un Serbe, ôte ton chapeau". De deux, c’était un homme qui n’aurait jamais vendu ni sa profession, ni son âme au diable», considère-t-il.