En quoi est-ce une percée majeure dans le domaine de la «diplomatie militaire» russo-américaine? Le quotidien Izvestia s'est penché sur la question.
Un traité d'un autre temps
Le traité Ciel ouvert a été signé en 1992 à Helsinki dans le cadre de l'OSCE. Inutile de rappeler que la situation en matière de sécurité était à l'époque radicalement différente de ce que nous connaissons aujourd'hui. La Guerre froide a pris fin avec la dissolution de l'Union soviétique et ne devrait pas se répéter — normalement. Même si l'une des parties a alors de plus en plus cédé aux vertige de la victoire et de la «fin de l'histoire», alors que l'autre commençait déjà à se rendre compte de l'attitude condescendante envers elle et à ressentir la rancœur de l'humiliation nationale, qui gâchaient l'élan de la libération d'une menace militaire permanente et la possibilité d'avoir une vision optimiste de l'avenir, tout le monde voulait se débarrasser des montagnes d'armes accumulées et créer un système commun de confiance, de calme et de sécurité.
Dans ce contexte, la longévité du traité Ciel ouvert semble assez étonnante, notamment compte tenu de la pression très forte que ce traité subit depuis des années de la part des parlementaires américains. Mais quel est le sens de ce document?
Les experts internationaux expliquent d'habitude ses racines par la proposition faite par le Président américain Eisenhower au cours d'une rencontre des leaders des pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale en juillet 1955 à Genève. Il avait notamment affirmé qu'il autoriserait des vols de renseignement des avions soviétiques au-dessus du territoire américain en réponse à une permission similaire de l'Union soviétique. Les Soviétiques craignaient que cette initiative pût révéler l'état réel — beaucoup moins glorieux qu'ils ne le voulaient (et que ne le pensait l'Occident qui s'attendait à voir sur le territoire russe énorme des légions de bombardiers et, ensuite, de missiles) — des forces nucléaires soviétiques, a répondu de manière évasive: elle n'a pas rejeté l'idée, mais a proposé d'organiser de nouvelles négociations et consultations pour l'enterrer ensuite avec succès. Les parties ne se sont souvenues de cette initiative qu'à la fin des années 1980 — début des années 1990. On l'avait alors présentée comme une mesure de renforcement de la confiance et une preuve de la mise en pratique de tels ou tels accords.
Le traité Ciel ouvert offre aux pays signataires (34 États européens, les États-Unis et le Canada) le droit d'organiser des vols de renseignement — ou des «vols d'observation» comme on les appelle pudiquement — au-dessus du territoire des autres membres. Qui plus est, les données obtenues doivent être disponibles sur demande aux autres participants. Les quotas concernant le nombre de vols effectués et accueillis sont annuellement distribués au cours d'une séance de la commission de consultation. Le principe de distribution est assez compliqué, car pratiquement tous les membres du traité Ciel ouvert font partie de l'Otan. Ainsi, ils ont tout intérêt à survoler la Russie mais n'ont aucune raison d'effectuer des vols au-dessus du territoire d'autres membres de l'Alliance. Quant à la Russie, elle a intérêt à survoler les États-Unis tout comme les pays européens.
A titre d'exemple, le quota russe en 2019 comprend 42 vols (8 aux États-Unis, le reste en Europe), ce qui correspond au maximum de vols américains acceptés par la Russie. Les États-Unis ont le droit d'organiser au total 19 vols, dont 16 au-dessus de la Russie. Ce nombre deux fois plus important s'explique par le fait que certains pays de l'Otan transmettent de fait leurs quotas aux Américains en le présentant comme des survols «conjoints». Dans un partage de ce genre, on peut facilement trouver un déséquilibre favorisant telle ou telle partie, ce qui est absolument naturel pour une décision adoptée sur la base du compromis. Il est à noter que la Russie exprime d'habitude un grand intérêt envers les activités dans le cadre du traité Ciel ouvert et effectue plus de survols qu'elle n'en accueille, parce que beaucoup de pays membres n'utilisent pas leurs quotas: certains ne disposent même pas d'avions spécialisés.
— des capteurs photographiques, verticaux et panoramiques, en noir et blanc, dont la résolution ne dépasse pas 30 cm par pixel à l'altitude minimale et dont la couverture d'une image panoramique ne dépasse pas 50 km d'un côté de la ligne du vol;
— des capteurs vidéo dont la résolution ne dépasse pas 30 cm par pixel et qui servent non seulement à enregistrer des vidéos (ou à remplacer des capteurs photographiques à une altitude basse), mais aussi à gérer les autres équipements de renseignement, notamment transmettre les images aux écrans des opérateurs;
— des capteurs infrarouges dont la résolution ne dépasse pas 50 cm;
— des capteurs à imagerie radar dont la résolution ne dépasse pas 3 m et dont la bande de couverture ne dépasse pas 25 km.
Dans tous les cas, pratiquement personne n'utilise tout cet ensemble d'équipements de renseignement. La plupart des pays se servent d'anciens avions de transport ou de ligne munis de capteurs photographiques. Ainsi, les appareils américains OC-135B, qu'on voit le plus souvent en Russie, ne disposent que de caméras photo et vidéo et constituent une version rééquipée des avions WC-135 destinés à prélever des échantillons atmosphériques et créés dans les années 1960 sur la base des avions de transport C-135.
Un avion trop bon
L'expression «n'a pas d'équivalent» a été utilisée de manière si fréquente qu'on la considère souvent comme une ironie. Elle est pourtant tout à fait pertinente dans le cas du Tu-214ON. Au moins, on peut dire que cet avion «dépasse les équivalents étrangers».
Ainsi, il ne s'agit pas d'un avion rééquipé mais d'un aéronef spécialement construit pour répondre aux spécifications du traité Ciel ouvert. Le premier vol du premier des deux Tu-214ON construits a eu lieu le 1er juin 2011. Les deux aéronefs ont été transmis aux forces aériennes russes en 2013-2014. Ils diffèrent des Tu-214 ordinaires par leur petit conteneur abritant des équipements de renseignement au-dessous du fuselage derrière une aile. C'est surtout sa couleur spécifique qui permet de l'identifier. Le conteneur comprend un radar et des caméras infrarouges, alors que des capteurs photo et vidéo numériques se trouvent dans le nez de l'appareil.
Ironiquement, les concepteurs russes du groupe Vega ont créé un ensemble de renseignement si sophistiqué que cela a permis à ses «détracteurs» de compliquer sa certification. Ainsi, les caméras enregistraient des images trop claires qu'on proposait de brouiller automatiquement au cours du traitement. En fin de compte, on a remplacé ces capteurs par des équipements plus simples, utilisés par des avions de renseignement basés sur les An-30 (ils étaient toutefois numériques et relativement modernes). Malgré tout cela, le processus de certification traînait en longueur.
Moscou a décidé que 500 km au-dessus de la région de Kaliningrad étaient suffisants, alors que la limite de 5 000 km depuis Koubinka permettait de photographier plusieurs fois toute la demi-enclave occidentale de la Russie (par ailleurs, une présence prolongée d'un avion spécial dans une zone crée des problèmes pour le trafic civil, ce qu'on a déjà constaté avec un aéronef polonais en 2014). Les législateurs américains ont quant à eux fixé l'interdiction de certifier le Tu-214ON dans la loi sur la défense nationale pour l'année fiscale 2019.
Dans tous les cas, ces avions se sont pas resté inertes: les Tu-214ON participent aux exercices militaires et aux opérations de renseignement en Syrie et dans les régions frontalières russes.
Fin septembre 2018, cet avion a été certifié par tous les participants au traité à l'exception des États-Unis, qui ont refusé d'y apposer leur signature le 12 septembre. Il semblait déjà que le Ciel ouvert était condamné au même sort que les autres traités, mais les Américains ont toutefois changé d'avis et signé le protocole de certification le 24 septembre, pratiquement au dernier moment (l'année fiscale commence le 1er octobre). Même si c'est rare ces dernier temps, les parties sont arrivées à un compromis: la Russie a cédé dans le Caucase, alors que les États-Unis ont accepté ses exigences concernant la région de Kaliningrad.
Cette mission de l'«espion russe» aux États-Unis ne devrait pas être la dernière, car les perspectives du Ciel ouvert semblent désormais un peu plus optimistes. Un bon indicateur réside dans la décision des militaires américains d'introduire dans leurs demandes budgétaires le financement de la conception d'un équivalent du nouvel avion russe afin de remplacer les OC-135B obsolètes.
Les opinions exprimées dans ce contenu n'engagent que la responsabilité de l'auteur de l'article repris d'un média russe et traduit dans son intégralité en français.