Bassam Tahhan: «La France a en quelque sorte trahi l’Arménie»

© Sputnik / Accéder à la base multimédiaLes participants à une procession aux flambeaux consacrée à la mémoire des victimes du génocide arménien dans l'Empire ottoman de 1915, Erevan
Les participants à une procession aux flambeaux consacrée à la mémoire des victimes du génocide arménien dans l'Empire ottoman de 1915, Erevan - Sputnik Afrique
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Le 24 avril se tiendra en France la journée nationale de commémoration du génocide arménien. L’occasion de revenir sur cette décision présidentielle avec Bassam Tahhan, député du Parlement d’Arménie occidentale. Entre histoire, conséquences géopolitiques et devoir de mémoire, le politologue franco-syrien nous livre son analyse.

«Le Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF) se félicite de l'annonce du président de la République de faire du 24 avril une journée nationale de commémoration du génocide arménien et de l'inscrire dans le calendrier républicain.»

Ce communiqué de l'organisation arménienne montre toute la satisfaction qu'elle a tirée de cette promesse de campagne d'Emmanuel Macron devenue réalité. Le Président de la République l'a annoncée lors du dîner annuel du Conseil le 5 février dernier. Et le geste était attendu par les Arméniens de France.

​Bassam Tahhan, politologue franco-syrien, dont la grand-mère paternelle était arménienne, est député du Parlement d'Arménie occidentale. Il se félicite de la décision française, mais émet de sérieuses réserves, notamment concernant le territoire occupé par les Turcs depuis le début des années 20:

«C'est une décision honorable. Mais nous attendions plus. Cela ne coûte rien de dire que cela sera une journée du souvenir. Et concernant la question des indemnités versées aux familles des Arméniens que la France a lâchés? La France a en quelque sorte trahi l'Arménie, elle qui avait créé une légion arménienne incorporée à sa Légion étrangère afin de combattre l'Empire ottoman lors de la Première guerre mondiale. La France a ensuite dissout cette légion et a reconnu la souveraineté turque sur la Cilicie en 1920, là où les Arméniens avaient déclaré un État indépendant en 1919. De plus, est-ce qu'au niveau de la politique extérieure française, une pression est exercée sur Erdogan afin qu'il reconnaisse le génocide des Arméniens? Et les compensations? Aujourd'hui, l'Arménie occidentale est occupée. Il y a certes eu des transferts de populations avec beaucoup de Kurdes qui se sont installés dans la région. Beaucoup d'Arméniens sont devenus musulmans. Mais nombre d'entre eux revendiquent leur "arménité". Ceci est un fait nouveau qui fait peur au pouvoir islamiste d'Ankara.»

Le politologue s'active donc avec ses collègues, «environ 70 députés», pour porter haut la cause de l'Arménie occidentale. «C'est mon deuxième mandat. J'ai été député pendant 5 ans. Des Arméniens votent pour élire leurs députés d'Arménie occidentale dans 41 pays du monde. Nous avons notamment créé un drapeau de l'Arménie occidentale. Nous croyons encore au traité de Sèvres qui garantissait une patrie aux Arméniens qui devait englober une partie du territoire d'Arménie occidentale, celle qui est occupée par la Turquie. Le rôle de notre parlement est de dynamiser la communauté arménienne à travers le monde pour récupérer ce territoire», explique-t-il.

​La Turquie a très mal réagi à la décision d'Emmanuel Macron. Elle nie depuis toujours la réalité du génocide perpétré en 1915 et qui a vu des centaines de milliers d'Arméniens assassinés par les Turcs. «J'ai dit à Macron "tu es encore un novice en politique, apprends d'abord l'histoire de ton pays", a lancé Recep Tayyip Erdoğan durant un entretien sur la chaîne A-Haber. Preuve de l'explosivité du sujet, une violente passe d'armes a opposé le 12 avril le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu et la députée française LREM Sonia Krimi durant une réunion de l'Assemblée parlementaire de l'Otan en Turquie. Le premier s'en est pris à la France et à son histoire:

«En termes de génocide et d'histoire, la France est bien le dernier pays à pouvoir donner des leçons à la Turquie parce que nous n'avons pas oublié ce qu'il s'est passé au Rwanda et en Algérie.»

Des propos qui font échos à ceux du Président Erdogan qui avait lui aussi mentionné l'Algérie, l'Indochine, ou encore le génocide au Rwanda et avait inspiré une chronologie partagée sur les réseaux sociaux par Fahrettin Altun, directeur de la communication de la présidence turque.

​Un axe de défense qui ne tient pas la route pour Bassam Tahhan:

«Ce n'est pas parce la France a peut-être ou sûrement commis des massacres — reste à définir s'il s'agit de génocides — que cela efface le génocide des Arméniens par les Turcs. Ce n'est pas parce que la France a commis des atrocités en Algérie qu'elle n'a pas le droit de dire que le génocide arménien a existé et qu'elle veut le commémorer. Je trouve que la position d'Erdogan est très faible.»

Ce n'est pas la première fois que la position française sur le génocide arménien provoque des tensions diplomatiques avec la Turquie. En janvier 2012, le Parlement avait adopté une proposition de loi déposée par la députée LR Valérie Boyer. Le texte visait à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi et voulait donc pénaliser la contestation du génocide arménien. Il faisait suite à la reconnaissance officielle du génocide par la France en 2001. À l'époque, «son adoption provoque des tensions diplomatiques entre la France et la Turquie (gel de la coopération militaire, rappel de l'ambassadeur turc à Paris) et relance le débat sur les lois mémorielles, d'autant qu'elle est en contradiction avec les recommandations de la mission parlementaire», nous apprend le site viepublique.fr.

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Valérie Boyer n'aura pas pu aller au bout de sa croisade. Le Conseil constitutionnel a déclaré la loi contraire à la Constitution pour atteinte à la liberté d'expression le 28 février 2012. «Considérant qu'une disposition législative ayant pour objet de reconnaître un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi […] en réprimant ainsi la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication», expliquaient alors les Sages.

​Bassam Tahhan note que la loi no90-615 du 13 juillet 1990, dite «Loi Gayssot», pénalise la négation de la Shoah. Il dénonce une différence de traitement:

«À mon sens, soit l'on peut tout nier soit il faut que la qualification de délit s'applique à tous les génocides reconnus comme l'arménien ou le rwandais. Il ne peut pas y avoir deux poids deux mesures lorsque l'on parle de génocide. Des gens ont été massacrés car ils étaient Arméniens comme des juifs l'ont été parce qu'ils étaient juifs.»

Pour le journaliste et cinéaste Claude Lanzmann, auteur du documentaire Shoah, il ne faut pas verser dans la concurrence victimaire, mais parler d'«universalité des victimes». Celui qui est décédé en 2018, à l'âge de 92 ans, assurait que «comprendre que la loi Gayssot, qui porte sur le désastre le plus paradigmatiquement antihumain du XXe siècle, est aussi une garantie et une protection pour toutes les victimes».

Une récente décision de justice a cependant confirmé la possibilité de dénoncer la négation du génocide arménien. Le chercheur français Maxime Gauin, financé par un centre d'influence turc («Think Tank» en anglais), a attaqué en justice Jean-Marc Toranian, directeur du site des «Nouvelles d'Arménie», ainsi qu'un contributeur à ce dernier.

​Ils sont accusés par le chercheur de diffamation et injure publique par voie électronique. Sur le site, il a notamment été qualifié de «véritable tâcheron au service du fascisme turc », notamment pour avoir écrit que « les déportés étaient très bien nourris et accueillis au cours et au terme de leurs marches forcées». Il a également été comparé à plusieurs reprises au négationniste Robert Faurisson.

Il se trouve que la cour d'appel a confirmé le 28 mars le jugement de première instance. Il avait débouté Maxime Gauin. Si elle a jugé que les propos incriminés présentaient un caractère diffamatoire, elle a également retenu « la bonne foi » concernant un sujet présentant «un intérêt public».

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La décision avait inspiré le commentaire suivant à Henri Leclerc, avocat et défenseur des droits de l'Homme, et que rapporte Ouest-France:

«Puisqu'on n'érige pas en délit le négationnisme des Turcs, qu'au moins on puisse dire que ce sont des menteurs.»

De nombreux rassemblements sont prévus un petit peu partout en France le 24 avril. Bassam Tahhan sera lui Cours Albert 1er, à Paris, devant le monument commémoratif du génocide arménien érigé en 2003:

«Je serai devant la statue de Komitas et je porterai le nouveau drapeau de l'Arménie occidentale, n'en déplaise à Erdogan ou qui que ce soit.»

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