Il a quitté les ors du 37, quai d'Orsay en 2013, sèchement limogé par Laurent Fabius pour avoir exprimé ses réserves quant à la suite de l'opération Serval. Laurent Bigot, alors sous-directeur du département Afrique de l'Ouest au ministère des Affaires étrangères, soutenait pleinement l'intervention française au Mali décidée par François Hollande et lancée dès le 11 janvier pour soutenir les forces armées maliennes face à l'offensive djihadiste au nord du pays. Sauf que «l'après», la solution politique n'avait pas été prévue. Depuis, il estime que le pays est «en voie d'afghanisation».
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Serval réussie, Barkhane à revoir
Revenons aux origines de l'intervention française. En difficultés sur le plan intérieur dès le début de son mandat, le Président de la République, François Hollande se lançait en janvier 2013 dans l'aventure malienne à l'appel des autorités du pays, menacées par des groupes armés djihadistes. Une opération saluée de toutes parts, notamment par le ministère des Affaires étrangères. Laurent Bigot témoigne de son expérience au cœur de l'évènement:
«La décision du Président Hollande était très courageuse. Parce qu'à l'époque, on avait peu d'informations, on est probablement la seule armée étrangère à pouvoir intervenir militairement aux côtés de l'armée malienne, aucune autre puissance étrangère ne peut le faire. Est-ce que les djihadistes avaient pour ambition de descendre à Bamako? Sûrement pas. Mais sur le moment, on n'avait pas d'informations. C'était une opération d'envergure, ils visaient probablement le verrou militaire de Mopti-Sevaré et s'arrêter là. Descendre jusqu'à Bamako, c'était compliqué. Il n'y avait pas d'autres options que de répondre positivement à la demande des autorités maliennes, c'est-à-dire d'y aller militairement.»
Pourtant, dès le lancement de Serval, le diplomate se montre critique en interne quant aux solutions politiques après l'intervention. Comment régler politiquement la crise malienne après être intervenu militairement? C'est là que le bât blesse. Dans sa persévérance à vouloir convaincre sa hiérarchie, il déplaît à Laurent Fabius, qui le licencie sèchement. Le Premier ministre des Affaires étrangères du quinquennat Hollande n'en est pas à son coup d'essai sur les «incompatibilités d'humeur»: Christian Rouyer, ambassadeur français au Mali, est brutalement remplacé en mars 2013; Jean Félix-Paganon, représentant spécial pour le Sahel, est aussi mis à l'écart, ainsi qu'Élisabeth Barbier, du Département Afrique.
«J'ai toujours alerté sur le fait qu'on n'ait toujours pas réfléchi politiquement à ce qu'il y aurait après l'opération militaire […] On m'avait répondu sèchement qu'on n'avait pas les moyens de financer un processus d'accompagnement. Moi j'avais d'ailleurs répondu: "on envoie 5.000 soldats pour faire la guerre, mais on n'est pas capable d'envoyer dix personnes pour accompagner un processus de paix". Ces positions ont beaucoup irrité à la fois ma hiérarchie et le ministre… et puis quand il y a une tête qui dépasse au Quai d'Orsay, on la coupe.»
En août 2014, l'opération Serval est transformée en dispositif Barkhane, toujours en place en 2019 sur le territoire malien. À l'origine un succès, la présence des forces françaises aux côtés de l'armée malienne a réussi initialement à repousser les groupes armés. Est-il permis de dresser le bilan de l'intervention française? La crise politique au Mali a-t-elle été réglée? Que nenni, estime Laurent Bigot:
«Le dispositif Barkhane est complètement enlisé et en voie d'afghanisation, c'est-à-dire que c'est le bourbier. On a une hostilité croissante, quand bien même on explique à longueur d'interview qu'on est là pour protéger les populations, et puis militairement on n'a pas enrayé l'insécurité. Le nord du Mali est hors contrôle, le centre du Mali est hors contrôle, le nord du Burkina est hors contrôle, donc quand on regarde l'état de l'insécurité entre l'opération Serval et aujourd'hui, on ne peut pas considérer que les objectifs militaires ont été atteints.»
Suite aux attaques du 11 septembre 2001 à New York, l'armée française intervint aux côtés des États-Unis afin de poursuivre l'organisation terroriste Al-Qaida, réfugiée chez les talibans en Afghanistan. En 2012, dix ans plus tard, Nicolas Sarkozy prenait la décision de mettre en place un retrait graduel des forces, l'essentiel des troupes ayant quitté Kaboul fin 2014. Pourtant, les talibans conservent une large partie du territoire et sont actuellement en pourparlers directs avec les États-Unis. Le bourbier afghan est-il en train de se reproduire au Mali? Venant d'un diplomate français, le constat est implacable.
«On n'a pas appris de ce qui s'est passé en Afghanistan. Une armée étrangère devient vite une armée d'occupation. En Afghanistan, on a tué des talibans au nom de nos valeurs, on oubliait qu'en tuant un taliban, on tuait le père, le frère, le mari de quelqu'un dans la population.
Il se passe exactement la même chose dans le Sahel. On exécute, parce que c'est bien ça le terme, des djihadistes —enfin des présumés djihadistes- on oublie qu'ils sont le mari, le père, le frère de quelqu'un dans la région. À force de tuer des gens, vous vous mettez à dos des communautés entières, des clans entiers, qui ne vous reconnaissent pas la légitimité d'exécuter un des leurs quand bien même vous leur faites le reproche d'être terroristes.
La définition de terroriste, c'est nous qui la donnons par rapport à nous. Mais ces gens-là ne sont pas nécessairement vus comme des terroristes par les populations locales. Donc à force de procéder ainsi, on se met à dos les populations entières.
Et en plus, les populations locales voient bien que leur sort au quotidien ne s'améliore pas du tout, qu'elles continuent à être sous le joug de l'État malien, c'est-à-dire le harcèlement des forces de sécurité maliennes, qui commettent des exactions également. Donc leur situation au quotidien ne s'améliore pas, l'armée française se permet d'exécuter les leurs, à la fin les gens ne soutiennent plus.»
Les causes de la crise au Sahel
Début 2011, le Président Sarkozy décide d'intervenir en Libye- sans consulter le Quai d'Orsay et les spécialistes de la région, dixit Laurent Bigot- afin de soutenir la rébellion et de renverser Mouammar Kadhafi. Suite au lynchage du Guide de la Révolution, le pays entre progressivement dans une guerre civile dont il est loin d'être sorti. À l'heure actuelle, les factions rivales du maréchal Haftar et de Fayez el-Sarraj se font face dans les rues de Tripoli. Le sud de son territoire est devenu une zone grise, en proie aux groupes armés, notamment djihadistes. Deux années après la chute de Kadhafi, des groupes terroristes menaçaient ainsi le Mali et Bamako. Peut-on y voir une corrélation entre ces deux évènements?
«La crise libyenne a été un accélérateur de cette crise-là, mais elle couvait depuis longtemps. Il se serait passé un effondrement au Mali d'une manière ou d'une autre […] Ça n'est pas la cause principale. La cause principale, c'est vraiment ce qu'il se passait dans le régime malien, qui était totalement pourri, il y a eu un effondrement moral du système institutionnel, c'est ça le drame du Mali.
Après, l'explication des djihadistes… nous, on les qualifie de djihadistes, il ne faut jamais oublier que c'est un regard occidental qu'on porte sur gens-là. Moi, je préfère dire des groupes armés, qui ont des agendas assez complexes et différents. Il y a des équilibres et des rapports de force qui ne sont pas forcément ce que nous nous décrivons en tant qu'Occidentaux.
Nous, on les met dans la catégorie djihadiste, donc terroriste, donc on a le droit de les tuer. C'est un peu simpliste comme raisonnement, ce n'est pas forcément la perception que les populations ont, c'est beaucoup plus complexe que ça et je trouve qu'on oublie trop souvent de mettre en cause la responsabilité des autorités nationales de ces pays-là, qui ont failli dans leur rôle, qui ont eux aussi des liens un peu troubles avec les groupes armés, parce qu'elles communiquent, elles sont en lien avec ces groupes armés, et que parfois leurs agendas se rejoignent.»
Alors, quelles sont les raisons profondes de la déstabilisation du Mali? Ayant quitté la diplomatie, Laurent Bigot n'y va pas par quatre chemins pour pointer les défaillances intrinsèques du système démocratique national:
«On appelle ça des "failed States" moi j'appelle ça des fake States, c'est un semblant d'État et ça a toujours été une démocratie de façade, bien évidemment. Nos anciens ambassadeurs sur place, qui sont maintenant à la retraite, n'hésitent pas à décrire les processus électoraux complètement truqués qui ont amené à l'élection notamment du président ATT [Amadou Toumani Touré, ndlr], mais avant aussi.
Ça c'est une réalité malienne, à la limite ça appartient aux Maliens, mais nous, les Français, on s'est beaucoup raconté d'histoires c'est-à-dire que quand bien même en interne, on aurait pu regarder en face ce qu'était le Mali, on ne l'a jamais fait.»
En France, y a-t-il une ligne en politique étrangère?
C'est une chose de critiquer l'organisation de certains États africains, c'en est une autre de critiquer la conduite en matière de politique étrangère de son propre pays. Laurent Bigot dénonce allégrement l'incohérence de la diplomatie française, depuis plusieurs mois. Un deux poids, deux mesures qui fait bondir l'ancien diplomate:
«Elle a été plus que prudente, elle ne s'est pas mise dans le sens du changement au nom du principe de non-ingérence, principe qui a largement été foulé aux pieds par la France au Venezuela, puisque la France a reconnu le président de l'Assemblée nationale, autoproclamé président. Donc pour le coup, c'est une belle ingérence.
Mais pour l'Algérie, on s'est réfugié derrière le principe de non-ingérence. Ce qui serait bien, c'est que la diplomatie française nous explique dans quels cas elle utilise l'ingérence et dans quels cas elle ne l'utilise pas, ça serait beaucoup plus clair pour [aider] les concitoyens français [à] comprendre les principes de la politique étrangère.»
Laurent Bigot insiste sur l'image que renvoie la diplomatie française dans le monde, marquant un recul certain de son influence en Afrique et au Moyen-Orient. Le fonctionnaire en disponibilité développe son opinion sur le manque de considération que peuvent ressentir les autres puissances à l'égard de la France, qui n'aurait pas de colonne vertébrale en matière de politique étrangère:
«Ce qui me frappe, c'est qu'il y a un manque de cohérence dans nos positions. Vous parlez du dossier syrien. Sur le dossier malien à juste titre d'ailleurs, François Hollande n'a cessé de dire, légalité internationale, légalité internationale. Nous sommes intervenus à la demande des autorités maliennes et on s'est mis sous l'autorité des Nations unies, tout ça a été fait dans le respect de la légalité internationale.
En Syrie, on bombarde en toute illégalité internationale, pas de mandat du conseil de Sécurité, pas de mandat des autorités légales en place que nous reconnaissons. Quand bien même nous critiquons Bachar el-Assad, nous le reconnaissons comme autorité légitime c'est-à-dire que nous considérons que c'est effectivement le Président de la Syrie […] On n'a pas l'accord des autorités en place, on n'a pas de mandat du Conseil de sécurité, et on bombarde un territoire étranger, où est la légalité internationale? Et là, ce n'est pas cohérent. […] Je pense que ce qui fait la force d'un pays, c'est effectivement avoir une continuité en matière de politique étrangère et une cohérence, on en manque singulièrement.»
N'apprend-on rien des leçons du passé? L'Afghanistan a été une erreur, la Libye un fiasco, la gestion de la guerre en Syrie, un désastre. Certes, les questions de politique étrangère ne déterminent pas une élection, il n'y a qu'à voir en 2017, le peu de place accordé aux choix diplomatiques des différents candidats. Pourtant, elles peuvent refléter le mandat de tel ou tel Président. Ainsi l'ancien diplomate déplore-t-il l'accélération du temps politico-médiatique, incapable de saisir les enjeux à long terme:
«Ce n'est pas tellement qu'au Quai d'Orsay, elles ne soient pas retenues, c'est surtout au niveau politique qu'elles ne sont pas retenues. Au niveau politique, il y a une telle accélération du temps et une obsession de l'immédiateté et de la communication que nos décideurs politiques ne prennent plus le temps de se poser et de réfléchir, ce qui est assez incroyable.
Ce qui compte, c'est le dernier tweet, c'est de pouvoir faire un communiqué, c'est de pouvoir répondre au micro de BFMTV immédiatement, c'est ça qui compte, sauf que des questions complexes comme la Libye méritent de se poser, méritent probablement de moins communiquer. La politique étrangère a besoin de sérénité, la communication n'est pas toujours compatible avec la sérénité liée à la politique étrangère. Ce sont des enjeux de long terme, au moins de moyen terme.»
La question du débat au sein de l'appareil diplomatique
Inquiétant est le mot lorsque l'on écoute Laurent Bigot quand il regrette l'esprit de courtisanerie au sein même des institutions diplomatiques au mépris des réalités sur le terrain. Il évoque de plus le manque de débats internes au Quai d'Orsay, ce qui peut expliquer les décisions souvent très discutables de la part des ministres. Les fonctionnaires diplomatiques sont payés par l'État afin de proposer un point de vue, une analyse, et des options sur un sujet donné. Non pour plaire à un politicien:
«La question du débat interne au Quai d'Orsay est effectivement compliquée. La conception que j'en ai, c'est qu'en amont d'une décision politique, les fonctionnaires sont payés pour faire valoir des avis assez libres. Ils peuvent se tromper, mais pour éclairer justement la sphère politique. En aval, une fois que la décision politique est prise, on exécute l'ordre et puis comme disait Chevènement, si on n'est pas d'accord, on démissionne.
Ce que j'ai toujours regretté —c'est mon point de vue, peut-être que j'ai tort, peut-être ce n'est pas comme ça que doit fonctionner un ministère-, mais j'ai toujours regretté qu'en amont, il n'y ait pas de pluralité d'avis possibles et qu'on ne puisse pas confronter les idées. Il y a une tendance lourde que j'ai observée au Quai d'Orsay —et qui s'est beaucoup accéléré ces dernières années- c'est qu'on a le souci de plaire ou en tout cas d'écrire ce que le ministre aurait envie de lire, ou en tout cas ce qu'on pense ce que le ministre aurait envie de lire.»
Laurent Bigot accuse nommément Laurent Fabius pour cette absence de discussion. Celui-là même qui est responsable de son licenciement. Les précédents ministres semblaient davantage ouverts à l'échange de points de vue: il mentionne notamment Alain Juppé et Henri de Raincourt durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
«Pour avoir bossé avec d'autres ministres, je dois reconnaître qu'avec Laurent Fabius, on n'a jamais eu l'occasion de discuter, de débattre, quand je dis, moi, c'est la Direction Afrique en général: il n'y a jamais eu de discussion libre, débridée sur les sujets. D'autres ministres avaient l'intelligence d'organiser ce genre de discussions, lui pas du tout […] Alain Juppé par exemple, Henri de Raincourt, qui était le ministre de la Coopération, qui avait une relation avec la Direction Afrique extrêmement libre et décomplexée et qui n'hésitait pas à nous appeler pour qu'on vienne le challenger justement sur certains dossiers, mais ce n'était pas le cas de Laurent Fabius.»
La question épineuse du Rwanda
Le 7 avril dernier débutait une série de commémorations des vingt-cinq ans du génocide des Tutsis au Rwanda. L'occasion de revenir sur ce débat extrêmement polémique en compagnie d'un ancien du Quai, certes spécialiste de l'Afrique de l'Ouest, mais qui connaît bien le sujet. Les relations franco-rwandaises ne sont toujours pas rétablies, alors même qu'Emmanuel Macron a soutenu la candidature de Louise Mushikiwabo, une proche du président Paul Kagamé, à la tête de l'Organisation de la Francophonie. Laurent Bigot appelle la France à assumer ses erreurs politiques passées, tout en rejetant les accusations diffamatoires parues sur l'armée française:
«Assumer. Oui, on a probablement fait une énorme erreur politique, et cette erreur politique a probablement coûté des milliers de vies; on n'en est pas directement responsable, mais c'est ça la réalité. Mais il n'empêche qu'aujourd'hui, il faudrait qu'on affirme un peu plus nos positions vis-à-vis du Rwanda. Il y a un moment où le "France- bashing" de la part des autorités rwandaises devient vraiment pénible et le devoir des autorités françaises est de défendre systématiquement l'honneur de l'armée française, ce qui n'a pas toujours été le cas.»