Législatives: sommée de choisir entre l'Est et l'Ouest, la Moldavie risque le blocage

© Sputnik . Miroslav Rotar / Accéder à la base multimédiaLe Président moldave refuse de concilier le Jour de la Victoire et la Fête de l’Europe
Le Président moldave refuse de concilier le Jour de la Victoire et la Fête de l’Europe - Sputnik Afrique
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Pour les observateurs de la politique moldave, la victoire des socialistes «prorusses» du Président Igor Dodon était écrite. Pourtant, ces élections marquées par un record d'abstention pourraient bien aboutir à un statu quo et permettre ainsi aux formations «pro-européennes» de conserver le pouvoir, malgré des scandales de corruption. Analyse.

Douze jours après les législatives en Moldavie du 24 février, le pays peine encore à former une coalition de gouvernement. Pourtant, au lendemain de la publication des résultats, les choses semblaient limpides pour la plupart des commentateurs de la presse française: «victoire des prorusses» et «échec» pour de la politique de l'Union européenne.

Pourtant, sans grande surprise dans un parlement laissé sans majorité claire, le Parti des Socialistes de la République de Moldavie (PSRM) dont est issu le Président Igor Dodon, arrivé en tête avec 31,5% des suffrages exprimés, ne parvient pas à former une coalition et de nouvelles élections pourraient avoir lieu dans ce pays régi par une Constitution parlementaire.

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Un cas de figure qui se répète inlassablement depuis que les partis «pro-européens» ont pris l'ascendant en 2009 sur le Parti des Communistes de la République de Moldavie (PCRM) du président d'alors, Vladimir Voronin, suite à de violentes manifestations contestant le résultat des élections législatives.

Une victoire des «prorusses» en demi-teinte donc. Il faut dire que le raz-de-marée attendu des socialistes n'a pas eu lieu. Avec 35 sièges obtenus sur les 101 que compte l'hémicycle, le PSRM en décroche bien 10 sièges de plus qu'en 2014, mais il reste en deçà des résultats promis par certains sondages qui, quelques semaines avant le scrutin, donnaient le PSRM à 49,2% des intentions de vote.
Mais ce score fut finalement celui… de la participation. Plafonnant à 49,22%, soit un recul de huit points par rapport au dernier scrutin législatif, jamais on n'avait vu un désintérêt si prononcé pour des élections dans cette ex-République socialiste soviétique, coincée entre l'Ukraine et la Roumanie.

Ainsi, malgré sa progression, le PSRM «est toutefois le plus grand perdant de ces élections», estime Dorina Rosca, chercheur au Centre d'Étude des Modes d'Industrialisation (CEMI) de l'EHESS.

«On s'attendait à ce qu'il fasse beaucoup plus. Le PSRM était le parti favori dans ces élections, notamment du fait qu'il a fait de très beaux scores lors des élections précédentes», soulignait-elle dans la foulée des élections, au micro de Sputnik.

Chercheur au Centre d'Étude des Modes d'Industrialisation (CEMI) de l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales), Dorina Rosca est également la présidente du think tank Institut européen d'études du développement (IEED) et l'auteure de l'ouvrage Le grand tournant de la société moldave —«Intellectuels» et capital social dans la transformation post-socialiste, (Éd. Les presses de l'INALCO, février 2019).

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S'ils souhaitent concrétiser leur avance dans les urnes et accéder au pouvoir, les socialistes doivent donc composer avec d'autres formations pour tenter de constituer une alliance de gouvernement. Un cas de figure qui paraît difficilement concevable aux yeux de Dorina Rosca, qui souligne de trop fortes disparités, tant idéologiques qu'au niveau de l'entente entre les acteurs politiques.

Il faut en effet faire preuve d'imagination pour concevoir un terrain d'entente entre les socialistes du PSRM et le bloc ACUM («Maintenant»), issu de l'alliance entre le PAS (Parti action et solidarité) de Maïa Sandu et le PPDA (Plateforme vérité et dignité) d'Andrei Năstase. Deux formations politiques nées suite aux protestations antigouvernementales de 2015 et accusées en 2018 par une commission d'enquête parlementaire d'avoir bénéficié de financements illégaux de l'ONG polonaise pro-européenne Open Dialogue Foundation fondée par l'activiste ukrainienne Lyudmyla Kozlovska.
Un casse-tête d'impossibles alliances qui concerne également ACUM. Pour Dorina Rosca, malgré son entrée fracassante au Parlement, où il rafle 26 sièges, ACUM ne serait pas en mesure de gouverner, faute de pouvoir se permettre une alliance tant avec les socialistes du PSRM qu'avec les démocrates du PDM.

«Dans tous les cas de figure, si ACUM forme une coalition avec l'un de ces deux partis, il signera son arrêt de mort pour les prochaines élections. Cela serait suicidaire», estime notre intervenante.

Idem concernant une alliance entre le PSRM et le PDM, parti mené par le milliardaire Vladimir Plahotniuc. Une figure «controversée» qui, depuis une décennie, a damé le pion aux communistes de l'ex-Président moldave, Vladimir Voronin, puis aux Socialistes d'Igor Dodon, grâce à ses divers alliés de centre droit et centre gauche, avec lesquels il a formé successivement l'Alliance pour l'intégration européenne (AIE) et de la Coalition pour un gouvernement pro-européen (CGPE). Il est aujourd'hui considéré comme l'homme le plus influent, politiquement,- voire le «leader de facto»- du pays.

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«Une tentative désespérée de Plahotniuc de s'accrocher au pouvoir», fustigeait même sur Arte une responsable de l'ONG Transparency International pour la Moldavie, peu avant les législatives, concernant un amendement à la réforme du mode de scrutin en 2017. Il faut dire que le PDM, arrivé troisième dans les urnes avec 23,7% des voix à l'échelle nationale, est parvenu à obtenir le deuxième groupe parlementaire le plus important (30 députés) grâce aux scrutins locaux régis par les nouvelles modalités de vote uninominal.

En raison de l'image d'oligarque prêt à se vendre au plus offrant du président du PDM, certains observateurs misent sur une alliance entre démocrates et socialistes. La corruption «expose aux influences de la Russie» explique-t-on dans un magazine «eurocitoyen». C'est vite oublier que la Moldavie est gouvernée depuis une décennie par une majorité parlementaire se revendiquant «pro-européenne»- où évolue ce fameux Plahotniuc- menant d'ailleurs à la signature d'un accord d'association avec l'UE en juin 2014. Une majorité riche en scandales, comme en témoignent les importantes manifestations de 2015.
Même Le Monde évoque les «combines de couloir moins avouables» sur lesquelles n'aurait pas lésiné cette classe politique se revendiquant «pro-européenne» afin de rester au pouvoir. Au lendemain des élections législatives, le quotidien tirait à boulets rouges sur la stratégie adoptée par l'UE afin de faire basculer cette-ex république soviétique dans son camp.

«L'Europe a eu tout faux. Elle a accordé d'énormes aides, en montrant une incroyable complaisance en faveur d'oligarques pourris et cyniques, qui ont dévalisé l'État en son nom», déplore dans le quotidien vespéral un diplomate européen.

Il évoque le «laxisme» de l'UE vis-à-vis de la Moldavie après la signature de l'accord d'association ou encore la façon de «traiter en paria» Igor Dodon lorsqu'il fut élu Président du pays en 2016. Le quotidien évoque également les «pressions européennes» exercées sur le pays, revenant sur le fait que les Pays baltes, la Pologne et la Roumanie auraient «pris la main sur le partenariat oriental», se faisant une priorité de «contrer l'influence russe dans le pays et soutenus en cela par les États-Unis.»

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Cette situation est-elle vraiment surprenante, lorsqu'on sait que le Partenariat oriental, visant à étendre les frontières de l'UE à l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l'Ukraine et la Biélorussie- soit «l'Étranger proche» de la Russie- a été piloté par Radosław Sikorski, ministre polonais des Affaires étrangères du gouvernement Donald Tusk et marié à Anne Applebaum, éditorialiste du Washington Post, se définissant comme une «partisane de droite de la guerre froide».

Dans un rapport d'information remis fin 2018 au Palais du Luxembourg, des sénateurs regrettent qu'«aujourd'hui, la Russie continue à soupçonner l'Union [européenne, ndlr.] de mettre en place une politique et des accords en vue de diminuer son influence sur ses anciens satellites». Une Russie qui aurait «tout de suite pris ombrage du Partenariat oriental, dès lors qu'il était initié par la Pologne et la Suède» et ce malgré le fait qu'elle ait été «sollicitée pour y participer.»

Une emprunte géopolitique, un clivage Union européenne/Russie qui est du goût de la presse occidentale, celle-ci dépeignant systématiquement les partis politiques moldaves suivant les camps «pro-européen» et «prorusse», réduisant les Moldaves à devoir choisir entre l'«allégeance» à Moscou ou le «désir d'intégration» à l'Union européenne. Le Parti d'Igor Dodon est ainsi présenté comme le parti de la gauche «soutenu par Poutine» ou du moins «très favorable au dirigeant russe».

«Prorusse», un qualificatif principalement employé en Moldavie par les détracteurs de l'actuel Président, qui s'en défend malgré le fait que

«Durant deux ans, il a battu le record de visites rendues à Vladimir Poutine», comme tient à le rappeler Dorina Rosca. «De ce point de vue, il y a quand même un paramètre à prendre en compte, qui indique clairement qu'il y a une sympathie avec la Russie», insiste notre intervenante.

Pour autant, si ce tropisme «pro-russe» est facile à documenter du côté des socialistes du PSRM, le retrouve-t-on, en faveur de l'Union européenne, du côté des partis sociaux-libéraux «pro-européens»? «Les choses sont beaucoup moins évidentes», concède Dorina Rosca. Celle-ci évoque un décryptage effectué «par commodité», à travers ce clivage géopolitique, de la situation politique moldave.

«Vladimir Plahotniuc n'est pas en bons termes avec Vladimir Poutine, avec la Russie, mais ce n'est pas pour autant qu'on peut dire que c'est un parti pro-européen», résume-t-elle.

La présidente de l'IEED souligne ainsi que si Vladimir Plahotniuc se définissait comme pro-européen après les élections de 2010, «cela reste très incompréhensible et très illisible aujourd'hui» contrairement à l'ACUM qui, pour notre intervenante, met bien plus en avant cette ligne pro-européenne que les démocrates.

«Cela reste un clivage au niveau discursif, tout simplement, puisqu'en réalité on ne sait pas exactement ce qu'on peut mettre derrière», insiste Dorina Rosca.

Pour autant, si ce discours tient «de l'opportunisme politique», Dorina Rosca souligne qu'«exploiter le volet géopolitique a tout son sens sur un plan électoral», les Moldaves de la diapora étant sensibles à ces arguments. En effet, un électeur moldave émigré en Europe de l'Ouest aura tendance à voter pour les partis se revendiquant «pro-européens» — en témoigne la victoire écrasante de Maia Sandu (près de 80% des voix) dans la circonscription Europe — et inversement un Moldave vivant dans un pays de la CEI votera plus facilement pour les partis prorusses.

ACUM qui, au risque de déplaire à nos confrères, semble être le premier parti auquel le sulfureux leader du PDM a décidé de faire du pied afin de créer une coalition de gouvernement, un appel du pied resté sans réponse.

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S'il est régulièrement rappelé que l'UE «absorbe 69% des exportations moldaves, contre 9% pour la Russie» il n'est pas toujours précisé que cette dernière était le premier marché à l'export de la Moldavie avant que Moscou n'impose un embargo sur les produits alimentaires du pays en réponse au traité d'association signé avec l'Union européenne. Un embargo partiellement levé par la Russie peu avant le scrutin moldave.

Présentée au moment de la signature du traité d'association comme le plus «prometteur» des partenariats orientaux, notamment par le ministre des Affaires étrangères polonais, le pays fait quatre ans plus tard figure du plus pauvre et corrompu d'Europe. En juillet 2018, suite à la décision de la Cour Suprême de la Moldavie d'invalider l'élection à Chisinau d'Andrei Nastase- le leader du PPDA, qui avait alors accusé Vladimir Plahotniuc d'être à la manœuvre- Bruxelles avait annoncé le gel de ses subsides.

Du côté de Moscou, Vladimir Plahotniuc a été impliqué dans une enquête pour blanchiment d'argent. Une enquête annoncée par le Ministère de l'Intérieur russe deux jours avant les élections moldaves. Dans la foulée, le Parti démocrate de Moldavie a dénoncé une ingérence de Moscou dans les élections du pays.

Une question reste en suspens, celle de la représentation de la diaspora moldave au sein de leur parlement national. Plus qu'aucun autre pays d'Europe, la Moldavie est confrontée au phénomène d'émigration. Plus d'un million de Moldaves vivraient ainsi en dehors de ce pays de 3,5 millions d'âmes. Avant la réforme de 2017, tous les Moldaves, résidents ou émigrés, votaient pour une unique circonscription nationale au cours d'un scrutin proportionnel plurinominal. Aujourd'hui, les membres de la diaspora ne sont représentés que par trois députés, limitant ainsi drastiquement leur poids électoral. Un phénomène sur lequel revient Dorina Rosca,

«De ce point de vue, il y a eu un réel déséquilibre, puisque les circonscriptions électorales ont été établies de manière plus ou moins égalitaire à l'intérieur de la Moldavie, puisque ça prenait en compte le nombre de la population. Une circonscription électorale, uninominale, compte entre 55 et 60.000 personnes. Donc là, on est clairement dans un déséquilibre, puisqu'on estime aujourd'hui le nombre de Moldaves émigrés à environ un million, dont grosso modo 600.000 à 700.000 établis dans les pays de la CEI et le reste dans les pays de l'Ouest.»

Les trois députés représentant les Moldaves de l'étranger se répartissent comme suit: pays à l'Ouest de la Moldavie (Europe), pays à l'Est de la Moldavie (États post-soviétiques et Asie) et États-Unis/Canada. Bien que deux fois plus nombreux, les Moldaves vivant dans les pays «à l'Est» n'ont donc qu'un député contre deux pour ceux vivant «à l'Ouest» et en Amérique du Nord.

Une situation «déséquilibrée» souligne notre intervenante: si le nombre d'émigrés moldaves au nord du continent américain n'est pas connu «on ne parle pas du tout du même chiffre» selon elle, en comparaison avec ceux installés dans les pays de l'Est.

«On a deux tiers de la population émigrée établie en Russie, ou dans les pays de la CEI et on à un tiers établi dans les pays de l'Ouest, en l'occurrence le l'UE», précise la chercheur de l'EHESS.

Lors des précédentes élections, le nombre de bureaux de vote mis à disposition de la diaspora interpellait également. En effet, on en comptait 26 pour l'Italie, contre 15 pour la Russie avec —conformément à la loi électorale, 3.000 bulletins de vote par bureau. Dans ce cas précis, Dorina Rosca renvoie également à la loi électorale, «le problème c'est que les gens ne s'enregistrent pas.»

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