La présidentielle du 7 octobre 2018 a été une élection inédite au Cameroun. Experts et hommes politiques s'accordent à dire que depuis 1992, on n'avait pas observé pareil suspense et rudesse dans la course au fauteuil présidentiel. Paul Biya, 85 ans, dont 36 au pouvoir, a fait face à la vigueur d'une opposition déterminée à le renverser… et à renverser la table. Dans cette bataille, Maurice Kamto, l'ancien ministre de Paul Biya qui revendique toujours la victoire, s'est démarqué comme principal challenger. Cette échéance électorale qui a suscité un engouement particulier dans l'opinion a également été marquée par la montée en puissance du discours ethnique et tribal, utilisé comme instrument de manipulation et de fragmentation de l'électorat.
«Face à cette sorte de réveil populaire, le pouvoir a montré quelques signes de fébrilité. Il fallait trouver un moyen de mettre en difficulté l'opposition. La plus grosse menace semblait être Maurice Kamto, qui a réussi à remodeler le rapport de forces avec le Parti au pourvoir. Pour les besoins de la cause, le camp présidentiel a promu un discours tendant à le faire considérer comme le candidat de l'aire géographique Grassfield, Cabral comme le candidat des peuples Bassa'a, etc.
Une instrumentalisation qui pour Ferry Djou, observateur de la scène politique que nous avons interrogé, aura fini par consacrer le vote ethnique.
«Le clivage politique est un peu fonction du clivage ethnique. Car, à l'observation, les choix politiques dépendent des affinités tribales. Du coup, un désaccord politique peut très vite dégénérer en conflit interethnique. Chacun essayant de soutenir ou de porter au pouvoir "son frère du village". Cela prouve suffisamment l'immaturité de notre démocratie et le très faible esprit républicain qui est le nôtre. Par contre, il n'est pas interdit de choisir un candidat de la même tribu que nous, mais le choix ne doit pas être guidé par le réflexe identitaire, mais l'idéologie ou la vision de ce candidat-là.»
«Vous avez ces derniers temps des citoyens ordinaires, des hommes politiques et même des personnalités qui se plaisent à diffuser la haine tribale sur les réseaux sociaux, très utilisés désormais au Cameroun. Dans les supports médiatiques, des journalistes dressent l'opinion contre telle ou telle tribu. Ça nous rappelle le rôle de la Radio Mille collines que vous connaissez dans le génocide rwandais» renchérit Donald Brice Kamgang.
Pour Dieudonné Essomba, économiste camerounais, le phénomène n'est pourtant pas nouveau, mais bénéficie aujourd'hui de nouvelles caisses de résonnance.
«Le discours tribal est récurrent au Cameroun depuis de longues années et il ne date pas d'aujourd'hui. On connaît la célèbre controverse des années 1980 sur l'ethnofascisme et le monofascisme, qui a opposé deux grandes figures intellectuelles du Cameroun, les Professeurs Mono Ndjana et Sindjoun Pokam.
La seule différence est que le débat était relativement élitiste et tous les auteurs étaient identifiables. L'apparition des réseaux sociaux a modifié la donne en démocratisant le débat et en l'ouvrant à des personnes anonymes qui peuvent émettre sans qu'on puisse les contrôler», précise-t-il à Sputnik France.
«Notre unité nationale reste assez fragile. Il faut pouvoir le dire. L'exacerbation des tensions communautaires pourrait être très nuisible à la stabilité sociale si elle persiste sur un certain temps. La crise séparatiste qui paralyse déjà deux régions du pays serait un facteur éventuellement aggravant. Cette escalade verbale dans la promotion du repli identitaire dans l'espace public virtuel si elle migre vers la vie réelle pourrait être dangereuse pour le pays», poursuit Donald Brice Kamgang.
Une escalade qui inquiète également Ferry Djou:
«Il faut craindre que les choses évoluent. Vous savez, la construction de la violence est graduelle. La violence au départ est symbolique, ensuite verbale ou digitale et de là on peut arriver à la violence physique. C'est étape par étape. Ceci étant, il vaut mieux tuer le mal à la racine.»
Dans le pays, alors qu'aucune mesure réelle ne semble être prise jusqu'ici pour calmer le jeu, beaucoup craignent pour la cohésion nationale.
«En réalité, on ne peut pas avoir de cohésion nationale quand les communautés sont en compétition sur les avantages de l'État. Au fur et à mesure que le temps passe, la compétition va s'intensifier et cela ne peut aboutir à rien de bon. D'ailleurs, à côté du tribalisme généralisé, nous avons le Sécessionnisme anglophone qui a entrepris de combattre l'État.
Les observateurs avertis de la scène politique sont unanimes à cet égard: aussi longtemps, que les Camerounais se laisseront manipuler par des politiciens, aussi longtemps que le politique réservera les avantages de l'État à une minorité, la cohésion nationale et, partant, la paix au Cameroun sera illusoire.
Retrouvez le 07 février 2019 une analyse approfondie de ce phénomène par le politologue camerounais Richard Makon dans notre article «Montée du tribalisme: "le Cameroun est aujourd'hui au bord de la guerre civile"»