«J'en ai assez d'entendre, je le dis haut et fort, et je me fais plaisir, quelques analphabètes, sur les plateaux de télévison, qui ne connaissent rien à rien, qui ne laissent même pas les experts parler, qui ne laissent même pas la parole à ceux qui comprennent!»
Ces paroles-chocs ont été prononcées par Francis Pourbagher, lors du premier rassemblement des «foulards rouges» à Paris le 27 janvier.
L'homme, bien connu du milieu politique d'Asnières-sur-Seine, a hurlé sa colère contre les Gilets jaunes devant la caméra de Brut. Comme lui, quelque 10.500 «foulards rouges», selon la préfecture, bien moins selon les journalistes de RT France et de LCI, se sont rassemblés dans la capitale, malgré les intempéries, pour rejoindre la Bastille depuis la place de la Nation.
LCI estimait à 1500-2000. Ce que je disais aussi pendant mes lives. C'est clairement une estimation propagandiste https://t.co/FGkOeZ5BAj
— Jonathan Moadab (@Moadab_RTfr) 27 janvier 2019
Le but du cortège? «Défendre la démocratie et les Institutions» et s'opposer aux «violences» des Gilets jaunes. Malgré une volonté d'afficher son caractère «apolitique», compliqué de ne pas voir dans ce mouvement un soutien au gouvernement. D'ailleurs, cette «Marche républicaine des libertés», dont l'idée a été lancée par Laurent Soulié, un ingénieur toulousain âgé de 51 ans, avait été nommée dans un premier temps «Marche républicaine de soutien à Emmanuel Macron».
Plus de 20 ans après la «fracture sociale» de Jacques Chirac
Au contraire des foules très hétéroclites qui composent les mobilisations des Gilets jaunes, la moyenne d'âge des «foulards rouges» était plutôt élevée.
«Pas beaucoup de jeunes aujourd'hui, c'est vrai. Les jeunes ne s'intéressent pas. Je ne suis pas contre les Gilets jaunes, mais je suis contre l'esprit: la violence, le fait de bloquer les ronds-points, de s'opposer au gouvernement sur le terrain. Ce n'est pas une bonne solution», lançait Lenny, sympathisant LREM de 22 ans.
Plusieurs Gilets jaunes s'étaient posés en observateurs de la manifestation. Si des tentatives de dialogue ont été amorcées, il y avait peu d'atomes crochus entre les deux parties. Comme l'a expliqué un Gilet jaune à notre envoyée spéciale sur le terrain:
«Je ne suis pas venu ici pour provoquer nos adversaires. Je suis venu par curiosité, mais aussi dans un esprit de dialogue, pour montrer qu'on est présents. J'ai déjà eu l'occasion de discuter avec une vieille dame "foulard rouge". Mais la discussion est très difficile, car les opinions sont très polarisées. Emmanuel Macron parle de nous en tant que "foule haineuse" et les "foulards rouges" disent que nous sommes violents et remplis de haine. Mais je constate que la haine vient de chez eux, dans le discours. Quand je parle avec eux, je suis calme et respectueux et ce sont eux qui sont furieux. Nous vivons dans deux mondes totalement différents. Ce sont les 20% de gens pour qui tout va bien, qui n'ont pas de problèmes financiers, qui ne savent pas ce que c'est d'avoir un frigo vide à la fin du mois.»
Et pour cause, les micros tendus çà et là ont récolté des paroles qui ne sentent pas bon la réconciliation. En 1995, Jacques Chirac avait fait de la «fracture sociale», l'un de ses principaux thèmes de campagne:
«La France fut longtemps considérée comme un modèle de mobilité sociale. Certes, tout n'y était pas parfait. Mais elle connaissait un mouvement continu qui allait dans le bon sens. Or, la sécurité économique et la certitude du lendemain sont désormais des privilèges. La jeunesse française exprime son désarroi. Une fracture sociale se creuse dont l'ensemble de la Nation supporte la charge. La "machine France" ne fonctionne plus. Elle ne fonctionne plus pour tous les Français.»
Plus de 20 ans après, les jeunes ne sont pas les seuls dans la rue et la fracture n'est pas guérie. Elle semble, au contraire, empirer. Interrogés sur les raisons de leur présence, deux «foulards rouges» ont livré un avis bien tranché. Une dame âgée au look élégant a qualifié le discours des Gilets jaunes d'«une faiblesse totale» et d'un «niveau digne du CP» avant de lancer:
«Si on leur apprenait seulement à l'école, avant qu'ils ne quittent le système scolaire, un minimum d'éducation économique […], on arrêterait de raconter des conneries.»
La journaliste qui filmait la scène lui a alors demandé si elle ne faisait pas preuve de «mépris de classe». Ce à quoi l'interviewée a rétorqué par la négative: «Tout le monde a accès à l'école. Je connais des gens qui n'ont pas été favorisés dès le départ, qui se sont bougé les fesses, qui ont été prendre des cours du soir, qui ont bossé et qui ont trouvé du boulot ailleurs. Ca suffit de demander toujours aux autres, "y'a qu'à, y'a qu'à".»
Avant que son compère, pipe vissée aux lèvres, ne s'en prenne aux Gilets jaunes «qui sont devant les jeux télévisés» au lieu de «regarder La Chaîne Parlementaire». Ambiance…
En dehors d'une différence manifeste de classe sociale, la politique fait office de ligne de cassure entre Gilets jaunes et «foulards rouges». Pourtant, même si Laurent Soulié est un sympathisant assumé de La République en marche (LREM), le parti de la majorité a fait le choix de rester en retrait. Et ce malgré la présence d'une quinzaine de députés et de quelques sénateurs. Volonté de ne pas jeter de l'huile sur le feu ou peur de l'échec? Un sénateur macroniste interrogé par Libération livrait quelques informations sur «la consigne donnée aux ministres de ne pas participer»:
«L'idée, c'est que le timing n'est pas bon, qu'il ne faut pas faire bosser les flics une journée de plus et qu'il faut montrer l'exemple au moment du débat. Mais au fond, je pense qu'ils ont surtout peur du bide.»
Reste que le cortège était clairement teinté de politique. L'AFP décrit des manifestants «avec dans leurs rangs une proportion élevée de tempes grises et de sympathisants de La République en marche (LREM)» qui «arboraient quelques drapeaux français et une poignée de drapeaux européens».
Europe, Presse, soutien à la police, rien ou presque en commun
L'Europe, ou plutôt l'Union européenne comme un autre point de discorde entre une majorité de Gilets jaunes et leurs opposants. «Je ne veux pas voir mon pays basculer dans la dictature», assénait Christine, 63 ans, et cadre bancaire retraitée venue de Villeparisis. Avant d'ajouter que «tous les extrêmes sont en train de parler à longueur d'interview, et on voit la montée des extrémistes partout en Europe, avec des chefs d'État comme Trump qui ont envie de voir l'Europe se liquéfier».
Un journaliste de RT France pris à partie lors de la manifestation des #FoulardsRouges #MarcheRepublicainedesLibertees #Paris @Moadab_RTfr
— RT France (@RTenfrancais) 27 janvier 2019
Lire l'article:
📰 https://t.co/M2Z67IPxMp pic.twitter.com/UGRB5WJP6U
Autre pomme de discorde: le traitement des journalistes. Alors que de nombreux reporters officiant pour des médias mainstream ont été attaqués à plusieurs reprises par des Gilets jaunes, les traitant notamment de «collabos», la chaîne RT France a les faveurs d'une bonne partie de ces derniers. Mais lors de la couverture de la manifestation des «foulards rouges», plusieurs journalistes de la chaîne russe ont été pris à partie. Alors que le reporter Jonathan Moadab interviewait un manifestant qui s'est avéré être un troll, un individu l'a interpellé en plein direct en lui lançant:
«Vous êtes un imposteur […] Vous êtes un collabo des fascistes.»
Dans le même temps, notre envoyée spéciale interrogeait une soutien des Gilets jaunes, qui s'en prenaient à une partie des journalistes «aux ordres de Macron», avant de qualifier les «foulards rouges» de «grosse bourgeoisie du Tout-Paris éloignée du réel». Deux visions du monde.
Le soutien affiché à la police, volume sonore à fond, par les «foulards rouges» durant leur rassemblement tranche avec le climat d'animosité qui règne entre Gilets jaunes et forces de l'ordre.
Les #FoulardsRouges scandent "MERCI LA POLICE, MERCI LA POLICE" en direction d'un petit groupe de gilets jaunes #Paris #Bastille #MarcheRépublicaineDesLibertés pic.twitter.com/x9P09OGhlf
— Parisiano (@Parisiii75) 27 janvier 2019
Motif d'espoir: dans le cortège du 27 janvier, certains laissaient la place ouverte à un semblant de dialogue. Notre envoyée spéciale a interrogé un «foulard rouge» afin de lui demander si ce mouvement s'opposait aux Gilets jaunes:
«Non, il est pour dire que nous sommes en démocratie et qu'il faut retrouver un équilibre. Ce n'est plus possible de voir ce qu'il se passe. À titre personnel je ne suis pas contre les Gilets jaunes, je suis contre l'image qu'ils donnent, celle de la violence. Ce n'est plus le mouvement des Gilets jaunes, ce sont des délinquants. Et les politiques s'emparent de cela, en l'occurrence Mélenchon et Le Pen.»
Alors que l'Acte 12 s'organise déjà, reste à savoir comment les «foulards rouges» répliqueront. Emmanuel Macron a déclaré qu'il tirera des «conséquences profondes» du grand débat. Dans la rue, ce dernier fait déjà rage. Chaque camp campe sur ses positions.
Une femme scande " #MacronDemission"
— Gaëtan ESCORBIAC 🌈 (@GaetanEscorbiac) 27 janvier 2019
Les #FoulardsRouges rouge lui repondent: — " ferme ta gueule! Salope "
Très distingués les défenseurs de #Macron #MarcheRepublicaineDesLibertes #Giletsjaunes https://t.co/deFLaZxaZb
Le dialogue est-il toujours possible? C'est dorénavant LA question. Lors de la marche des «foulards rouges», une femme criant «Macron démission» a été copieusement insultée, traitée notamment de «salope». Après cela, à l'arrivée du cortège des «foulards rouges» place de la Bastille, les manifestants ont marché sous les huées et les invectives de Gilets jaunes présents sur les marchés de l'opéra. Deux banderoles étaient visibles: «Macron Destitution», et «Tout brûle déjà.»