Imaginer Wolfgang Schäuble, ex-ministre allemand des Finances, parler d'économie avec Bruno Tinel… Voilà une discussion qui serait intéressante. Il faut dire que tout les oppose. Celui qui est devenu président du Bundestag est connu pour être l'un des apôtres les plus exaltés de l'orthodoxie budgétaire. À l'inverse, Bruno Tinel, économiste et maître de conférences en économie à la Sorbonne, pense que l'on a besoin de plus d'investissement public pour faire redémarrer la machine croissance. Depuis plusieurs années, c'est clairement la vision à l'Allemande qui s'est imposée à Bruxelles. L'austérité a touché de plein fouet la Grèce, Rome s'est battu pour faire accepter un budget 2019 en déficit d'abord refusé par la Commission et Emmanuel Macron et ses ministres jouent les équilibristes pour apaiser les Gilets jaunes, le tout sans s'attirer les foudres de l'UE.
#BrunoLeMaire « je souhaite que les impôts et les taxes baissent (…) mais la dette publique doit baisser » pic.twitter.com/wdCS46grBF
— Mona_H_RTFrance (@Mona_RTFrance) 17 décembre 2018
Pour Bruno Tinel, ce paradigme n'est pas le bon. Il assure que les taux très bas en vigueur sur les marchés auraient pu permettre d'investir davantage afin de relancer la croissance en stimulant la demande. Malgré la fin d'une partie de la politique accommodante de la Banque centrale européenne (BCE) décidée pour la fin de l'année, il assure qu'il n'est pas trop tard et en appelle aux élites françaises et européennes pour mettre fin à «l'inefficacité des politiques actuelles». Entretien avec une voix dissonante.
Sputnik France: La Banque centrale européenne a annoncé la fin de son programme de rachat d'actifs ou quantitative easing (QE) qui visait à soutenir l'économie en injectant des liquidités dans les marchés via des rachats de dettes. Quelles conséquences cette décision va avoir sur l'économie européenne?
Bruno Tinel: «L'effet de la fin du QE va sans doute être une remontée progressive des taux à court terme. Ils sont aujourd'hui très bas. Même négatifs pour la France. On n'avait jamais vu ça. Donc, on va sûrement sortir d'une situation totalement inédite. Du point de vue des finances publiques, la France a raté une belle fenêtre de tir. Le pouvoir aurait pu profiter de la situation pour relancer l'investissement public et entamer de manière décisive la transition énergétique qui inclut la question des transports. Et ils ne l'ont pas fait. Ceci traduit une absence totale d'initiative et de vision politique qui est extrêmement inquiétante. Avec des taux d'intérêts à court terme négatifs, des taux à long terme inférieurs à 2% et une inflation faible, les conditions étaient optimales pour relancer de manière vigoureuse l'investissement public. Mais compte tenu de la doctrine qui domine à la Commission européenne, ils ont préféré mettre des impulsions négatives au niveau du budget.»
Sputnik France: Pourtant, la croissance augmente malgré une révision à la baisse des prévisions par la BCE…
Bruno Tinel: «En France, nous sommes sur six ans de croissance inférieure à 2%. Ces derniers mois, nous avons eu droit à des claironnements car elle remontait un petit peu. On ne peut même pas parler de phénomène de rebond ou de rattrapage.»
Sputnik France: Vous dites que l'Europe hypothèque sa capacité à croître dans le futur…
Bruno Tinel: «Nous sommes aujourd'hui dans une situation où les budgets publics annuels sont devenus très pro-cycliques ce qui ne permet plus d'avoir un rebond de la croissance et de raccrocher les wagons sur le long terme. Le sous-investissement public chronique auquel on assiste en Europe depuis une dizaine d'années fait que la tendance est à la diminution du stock des infrastructures publiques. Cela joue négativement sur le taux de croissance potentiel. Nous avons hypothéqué notre capacité à croître dans le futur. De plus, ce qui est très inquiétant, c'est que contrairement à ce que pensent les économistes qui entourent ceux qui nous dirigent à la Commission européenne et dans beaucoup de gouvernements, l'investissement privé n'est pas indépendant de la dépense publique. Si l'on ne donne pas une impulsion du côté de la dépense publique, notamment pour ouvrir de nouveaux chantiers, par exemple liés à la transition énergétique qui est une priorité, il n'y a pas assez d'impulsion qui vient du privé.»
Sputnik France: Le gouvernement français joue pourtant la carte de l'investissement privé…
Bruno Tinel: «Bien sûr qu'il y en a un petit peu, il y a des gens entreprenants avec des idées mais cela ne suffit pas à renverser la vapeur. Il faut des niveaux d'investissements énormes. C'est la raison même pour laquelle nous composons avec cette croissance morose, stagnante et faible.»
Sputnik France: Le ratio dette/PIB de la France approche des 100%. N'est-il pas urgent de réduire la dette?
Bruno Tinel: «Ce qui est inquiétant n'est pas le niveau de dette publique, personne n'est capable de dire quel niveau de dette est optimal ou l'inverse. Le gouvernement génère aujourd'hui bon an mal an un peu plus de dette chaque année et la contrepartie de cette dette n'est pas de la dépense mais de la stagnation et de l'insuffisance de recettes fiscales. Le ratio dette sur PIB dont on nous dit qu'il va baisser ne baisse pas, justement à cause de ces politiques restrictives permanentes qui nourrissent la morosité économique.»
Sputnik France: Donc, on prend le pari d'augmenter davantage et de manière substantielle la dette?
Bruno Tinel: «Je pense que l'on garde quand même beaucoup de marges de manœuvre qui ne sont pas saisies et ce par idéologie. Même si les taux vont légèrement remonter, ils seront encore très bas pour un temps ce qui veut dire que nous pourrions emprunter avec beaucoup de facilité pour peu cher. Cela permettrait de mettre en place des projets viables et porteurs d'avenir. L'effet sera massif et entraînera mécaniquement l'investissement privé et un essor économique beaucoup plus vertueux. On diminuera le poids relatif de la dette. Le problème n'est pas la valeur absolue de la dette mais son poids relatif par rapport à ce qu'elle permet de financer. Il faut accepter à court terme d'augmenter plus conséquemment la dette pour que la demande d'actifs productifs augmente et stimule l'activité. Le paradigme "politique de l'offre versus politique de la demande" n'a aucun sens. L'enjeu c'est l'investissement. Ce facteur joue sur la demande à court terme et l'offre à long terme. On nous parle d'innovation du matin au soir et on ne dépense rien pour investir. C'est dramatique.»
Sputnik France: La montée des courants dits «populistes» et leur possible succès aux élections européennes du mois de mai 2019 pourraient-ils changer la donne?
Bruno Tinel: «On voit qu'en Italie, ils ont commencé par attaquer bille en tête sur le thème "on va mettre tout cela par terre ". Pourtant, le débordement de leur budget par rapport aux règles en court est modeste et cela ne les empêche pas de mettre de l'eau dans leur vin quand Bruxelles montre les dents. Peut-être qu'à court terme, un certain effroi touchera les places financières mais je ne pense pas que ces courants aient réellement autre chose dans leur sac et qu'ils comptent mener une politique économique fondamentalement différente des précédentes. Ce sont des postures.»
Sputnik France: Que faut-il faire? D'où peut venir le changement?
Bruno Tinel: «Les élites quelles qu'elles soient, les gouvernements quels qu'ils soient doivent changer leurs fusils d'épaule et mettre en œuvre un programme centré sur l'investissement public. Mais il existe un autre enjeu fondamental au niveau macro-économique: la progressivité fiscale. Elle apporte de la stabilité aux comptes, elle lisse l'ampleur des fluctuations et elle permet de réduire le besoin de financement public. C'est le fondement de nos systèmes démocratiques modernes. On ne peut pas revenir à l'ancien régime où les super riches payaient moins d'impôts que les pauvres. Ce n'est possible. On marche sur la tête. Et cette question est l'essence même du mouvement des Gilets jaunes. On fait semblant de ne pas l'entendre mais cela reviendra sans cesse sur le tapis. Si le gouvernement gouverne contre le peuple et que le peuple a le sentiment que le pouvoir est avec les super riches, comment voulez-vous que la paix civile subsiste à long terme? Il faut absolument prendre conscience de tout cela. Les enjeux sont énormes. Ce sont des fractures gigantesques dont on ne cesse de parler depuis 40 ans. Il n'y a rien de nouveau. Cela nous saute à la figure maintenant car les gens n'en peuvent plus de vivoter et que l'injustice est patente. De même que l'inefficacité des politiques actuelles.»