L'idée et le libretto sont d'Igor Konioukhov, diplômé en physique nucléaire devenu, après son déménagement aux États-Unis, non seulement metteur en scène mais également l'un des principaux vulgarisateurs de l'opéra russe. L'ancien chercheur a expliqué à Sputnik comment la physique l'aidait à travailler avec les chanteurs et pourquoi les médias occidentaux l'avaient surnommé «Diaghilev sous LSD».
L'opéra est un genre très exigeant où s'articulent de nombreuses facettes, de l'écriture du libretto au travail administratif, quand vous avez 30-40 personnes dans une mise en scène. En Amérique il est normal que le directeur artistique, le réalisateur, l'auteur de l'idée et le producteur exécutif soient la même personne. C'est très fréquent, sauf dans les plus grandes organisations multimillionnaires comme le Metropolitan Opera.
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— Анатолий Иванов (@saxdubef) 20 мая 2016 г.
La nécessité d'avoir en tête une multitude de tâches à remplir parallèlement — artistiques, administratives, la recherche de financement, des gens, de la publicité — c'est comme les mathématiques. Les détails sont importants. Si vous perdez une bande sonore, tout est foutu. Mes projets sont probablement un succès parce que je suis capable de tout gérer, d'aller rapidement au fond des choses et de comprendre exactement ce qui ne va pas.
J'ai commencé le ballet dès l'école maternelle, avant une longue interruption jusqu'à ce que j'entre à l'Université d'État Lomonossov de Moscou (MGU) à la faculté de physique. En deuxième année, j'ai rejoint un ensemble folklorique. Malheureusement, il a été fermé et j'ai commencé à prendre des cours particuliers. En 2006, je suis parti à l'université du Connecticut pour obtenir un doctorat de physique, et pratiquement tous les week-ends je partais à New York prendre des cours de ballet dans une classe ouverte. Un jour, complètement par hasard, on m'a proposé une bourse dans l'une des meilleures écoles de danse du pays.
Rapidement j'ai voulu aller plus loin. Je suis entré à l'université de New York où j'ai décroché un master en beaux-arts. Le cursus comprenait des cours de mise en scène, de composition, d'art littéraire et d'acteur, d'histoire de l'art, de musique et de production vidéo.
Sur l'argent
La mise en scène d'un opéra coûte très cher. J'ai économisé pendant deux ans pour mon premier spectacle. J'ai travaillé comme serveur sur Times Square, conseiller dans un magasin de vêtements, et assistant styliste dans un magazine. Après avoir réuni l'argent j'ai trouvé un endroit parfait. Je l'ai vu et j'ai compris que je voulais faire le spectacle seulement à cet endroit. La somme était astronomique, mais je suis allé voir le directeur du lieu avec les larmes aux yeux pour lui dire que je ne voyais mon projet nulle part ailleurs. Au final, il a accepté de diviser par trois le prix du loyer.
Pour de tels spectacles, les salaires ne sont pas élevés. Tout le monde travaille principalement à l'enthousiasme. C'est très typique de New York. Mais à l'époque déjà, il était primordial pour moi de payer parce que quand les gens travaillent gratuitement, cela signifie qu'ils te font une faveur. Je ne paie peut-être pas beaucoup, mais il est important pour moi que la personne soit engagée et que je puisse lui demander des comptes.
Sur les interprètes
A New York, les artistes sont probablement aussi nombreux que les serveurs. Souvent, ce sont les mêmes personnes. Tout le monde vient avec un grand rêve et est prêt, dans un premier temps, à travailler simplement pour se faire connaître. Il existe des endroits spéciaux, des studios qui organisent des castings ouverts. Quand nous cherchions des interprètes, nous y avions simplement publié des annonces.
60 personnes sont venues pour le premier casting, essentiellement des Américains. Parmi ces gens il y avait de jeunes diplômés et des gens de plus de 50 ans avec une grande expérience. Parfois, pendant le processus de préparation, quand les chanteurs comprenaient qu'ils ne pouvaient pas aller plus loin, nous en cherchions d'autres. Ces dernières années j'ai entendu 400-500 interprètes, c'est pourquoi dix secondes me suffisent pour comprendre si, vocalement parlant, une personne me convient ou non.
Sur l'interprétation des classiques
En principe, je suis assez respectueux de ce qui est écrit. Je ne vais jamais contre le texte ou la musique, mais j'essaie de trouver des chemins par lesquels il est possible d'ajouter quelque chose. Par exemple, en mars, je vais mettre en scène à Miami Die Fledermaus (La Chauve-Souris) en remplaçant un aria par une chanson de Lady Gaga pour ajouter un effet comique. Je trouve que c'est admissible de nos jours.
Je me souviens de quand nous avons présenté la nouvelle version d'Iolanta à San Francisco, avec des scènes de Boris Godounov. Dans notre version, Boris était un chef du goulag. Le public local l'avait très bien accueillie. Je trouvais intéressant de lire des commentaires de Russie dans le genre: «Les Américains sont devenus fous.» En d'autres termes, sans le voir, les gens étaient certains que nous avions fait quelque chose d'aberrant.
En réalité, il ne s'agissait pas de se moquer de l'original. C'était une tentative de trouver dans l'histoire contemporaine une situation où un homme disposant d'un pouvoir était déchiré par un conflit intérieur et par ce même peuple opprimé incarné par les prisonniers. Je trouve que ce parallèle s'est bien inscrit dans l'opéra.
Par miracle, nous avons trouvé près de San Francisco un clocher orthodoxe, dont le propriétaire vendait des cloches pour les églises russes aux USA. Il nous avait loué ce clocher. Même le Metropolitan ne possède pas de vraies cloches, alors que nous avions un sonneur américain converti à l'orthodoxie et parlant un peu russe.
Sur son surnom de «Diaghilev sous LSD»
Sur le Carré noir
J'ai d'abord eu l'idée de recréer l'original de la Victoire sur le Soleil, comme en 1913, mais ensuite nous avons compris que c'était impossible et pas vraiment d'actualité. Les choses qui choquaient à l'époque sont devenues anodines aujourd'hui. Par exemple, le vomi sur scène n'étonne plus personne. On le voit aujourd'hui dans un opéra sur trois.
J'ai décidé de créer un opéra selon les mêmes motifs mais j'ai inventé un sujet. J'ai fait traduire le texte des Kroutchenykh en anglais — peut-être inexact du point de vue littéraire, mais émotionnellement proche. Je ne donne pas de réponses au spectateur intentionnellement, je donne seulement matière à réfléchir. J'ai choisi le nom «Carré noir» pour des raisons de marketing: en anglais «Victoire sur le Soleil» est trop long. D'autant qu'en Occident l'avant-garde est la frange de l'art russe la plus d'actualité.