Syndicat du journalisme, avocats, société civile et députés s'époumonaient pour dire leur refus de voir débarquer en Tunisie «l'assassin du Yémen», le «chef de file de la normalisation avec l'ennemi sioniste», ou encore, «le gars à la scie», en référence à l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Des manifestations s'enchaînent, à partir de lundi, annoncées par pas moins de 4 évènements Facebook. Une plainte a même été déposée devant le tribunal administratif par un collectif d'avocats.
«Un recours qui sera sans doute rejeté par le tribunal administratif qui fera probablement jouer, pour la première fois, la théorie de l'acte de gouvernement, bien connue de la jurisprudence administrative française et qui pourrait être transposée en Tunisie pour la première fois en cette occasion. En substance, l'acte attaqué, qui est l'invitation officielle de Ben Salman, rentre dans le pouvoir discrétionnaire absolu de l'autorité politique, et la juridiction administration n'est pas habilitée à en connaître», prévoit Adnan Limam, ancien professeur de droit public à l'université de Tunis.
Un foisonnement qui n'est pas porté uniquement par une opposition de principe, glisse une source à la Présidence tunisienne. «On peut bien comprendre qu'il y ait des citoyens opposés au régime saoudien, mais on distingue aussi cette opposition de principe, citoyenne et civile, de celle politique, plus intéressée».
Pour les conservateurs pro-Qatar, s'opposer aux Saoudiens est une «aubaine»
Depuis, le changement politique de 2011, l'antagonisme dichotomique de deux projets apparaît en toile de fond dans tous les positionnements politiques en Tunisie. Celui porté par «l'islam politique», toujours imputé au parti Ennahda, en dépit du virage civil et démocratique qu'il a amorcé. En face, un supposé camp «moderniste», avec un spectre englobant, pêle-mêle, le parti présidentiel, Nidaa Tounes, des partis de gauche comme de droite libérale, et d'autres courants post-révolutionnaires.
Même s'il apparaît qu'Ennahda, au cœur du pouvoir depuis 2011, n'a pas transformé la Tunisie en État islamiste, et que le «modernisme» en action, depuis fin 2014, n'a pas enfanté de véritable projet moderniste, les combats politiques continuent de se structurer autour de ces deux paramètres, au détriment de toute réflexion sur les questions d'intérêt national.
Été 2015, la crise fratricide du Golfe prend le monde entier de court, isole le Qatar et jette ses ombres jusque sur la scène politique tunisienne. Le parti Ennahda, historiquement lié aux Frères musulmans, et qui s'était acoquiné avec Doha depuis quelques années, s'accommoda du nouveau virage. Énième avatar pour ceux qui voyaient dans la révolution iranienne de 1979, «un modèle qui guidera tous les hommes libres dans le monde musulman et en voie de développement», avant de se rapprocher, et d'être soutenus, par l'Arabie saoudite…
«La rupture s'est faite à l'initiative de l'Arabie saoudite à partir de 2012, avec l'accession au pouvoir des Frères musulmans en Égypte. Jusque-là, les islamistes de la mouvance "frériste" opéraient comme des seconds couteaux, des sherpas ou sous-fifres du wahhabisme. À partir du moment où ils ont commencé à jouer leur propre partition, l'Arabie saoudite a commencé à les envisager comme des concurrents sérieux, en embrigadant ses alliés contre eux, surtout que la Turquie d'Erdogan est entrée en jeu. Il faut comprendre que le Royaume entend être la référence absolue en matière d'Islam, et exercer un contrôle total sur cette religion et notamment, sur ses expressions politiques. Les Saoudiens ne peuvent souffrir l'existence d'une autre référence islamiste, surtout si elle pouvait s'avérer plus "séduisante". Quoique véhiculant une forte teneur en violence, l'idéologie Qotbiste [en référence à Saïd Qotb, idéologue des Frères musulmans, ndlr] apparaissait plus moderne que le wahhabisme bédouin et primaire, fondé au XVIIIe siècle et sclérosé depuis…», analyse Adnan Limam, auteur notamment de «l'Islam et la Guerre».
À un an des prochaines élections générales, une partie des acteurs politiques, constituée des islamistes, rejoints par les populistes de la mouvance de l'ancien président Moncef Marzouki, assumait un rapprochement avec le Qatar et la Turquie. Dans leur sillage, une partie de la société civile et des acteurs médiatiques, dans ce pays où la liberté ne va pas sans servitude volontaire. L'opposition à la venue du Prince saoudien s'avère, dès lors, une aubaine pour les conservateurs tunisiens qui surferont sur le capital d'antipathie et le label «archaïque» portés par le régime saoudien, pour s'acheter une image de modernité auprès de la frange des indécis.
Contre les Saoudiens, une alliance objective avec le camp dit «modernistes»
Quoiqu'elle ait été particulièrement virulente, la croisade golfienne contre l'islamisme politique et militant n'a pas dédouané ces pays aux yeux de l'opinion tunisienne se disant anti-islamiste. Ambiguë, mal comprise, cette attitude semblait pour beaucoup être dictée par des manœuvres géopolitiques et en tout cas, étrangère à leurs idéaux… Et ô combien douteuse, venant de la forteresse du wahhabisme. Et puis, en matière d'anti-islamisme, on préfèrera se référer à l'original (ou aux nombreux originaux qui continuent d'avoir voix au chapitre tunisien) plutôt qu'aux récentes et pâles copies.
Autant de raisons qui font que des pays comme le Qatar et la Turquie arrivent à peser «idéologiquement» et politiquement sur la scène politique et civile tunisienne, alors que l'influence de leurs voisins est moins évidente. Si les subventions que ceux-ci peuvent distribuer à tour de bras leur garantissent une certaine présence, ces leviers demeurent moins importants que ceux actionnés par les Qataris ou les Turcs, dont le positionnement politique apparaît comme cohérent, assumé et en résonnance avec des inclinations populaires.
Boudé par les islamistes et populistes, l'État saoudien serait également un régime «honni» pour la frange moderniste, et ce ne sont pas les motifs qui manquent. À commencer par l'archaïsme reproché au régime, en dépit de l'ouverture amorcée sous Ben Salman, la «sale guerre» menée au Yémen, son rôle actif dans la «destruction de la Syrie» et le rapprochement avec Israël, une ligne jaune pour la majorité des Tunisiens. Et même dans la classe politique, avec le Front populaire, cette coalition de partis de gauche, qui se veut le porte-drapeau de ce combat.
Arabie saoudite: pour Mohammed ben Salman, Israël a le «droit» d'exister https://t.co/gEFvY0gJQX pic.twitter.com/mRxHXk36jb
— RFI (@RFI) 3 avril 2018
L'affaire Khashoggi, elle, n'était qu'une énième «distinction» assombrissant le blason du Prince héritier, dont la Tunisie ne constitue qu'une étape dans un périple arabe qui le mènera jusqu'en Mauritanie.
«Cette tournée revêt une importance capitale pour Ben Salman, aussi bien sur le plan international qu'interne. Alors qu'il doit se rendre en Argentine pour prendre part au G20, il vise à remplir son escarcelle d'autant de marques de soutien pour prouver qu'il n'est pas aussi isolé que certains le font croire. Cela contribuera aussi à renforcer sa position à l'intérieur du royaume, puisqu'il est actuellement sur la sellette, avec le grand retour d'Ahmed Ibn Abdelaziz, un concurrent sérieux appuyé par une partie de la famille royale et même par une partie représentative de l'opposition au régime. C'est une alternative crédible quand on sait qu'une partie de la famille royale ne pardonne pas à Ben Salman l'incarcération d'Émirs et d'ulémas, mais aussi le fait de brouiller le pays avec nombre de ses voisins, comme l'Iran, l'Irak, la Jordanie, le Qatar ou le Yémen», décrypte Adnan Limam.
Pour la source diplomatique tunisienne de Sputnik, il s'agit pour la Tunisie «d'être en cohérence avec les constantes de sa politique étrangère, qui sont la non-ingérence et le respect de la souveraineté des États». Les intérêts économiques avec le partenaire saoudien, eux, ne sont pas à dédaigner, en cette période de disette. Alors que les indices économiques sont au rouge, les seuls lauriers dont se prévaut la Tunisie demeurent sa rente démocratique… et une diplomatie revigorée.