Une sépulture inattendue
En décembre 2012, une entreprise du bâtiment a entamé des travaux à Sébastopol. Les ouvriers ont commencé à creuser une excavation pour la construction d'un immeuble et à la veille du Nouvel an, l'association Dolg («Devoir», ndlr) spécialisée dans la recherche et la réinhumation des ossements des défenseurs de Sébastopol pendant la Grande Guerre patriotique, a été contactée par les habitants du voisinage affirmant que des os humains se trouvaient dans les tranchées creusées. Des policiers se sont rendus sur place pour dresser le procès-verbal de cette découverte, ainsi que des spécialistes du musée national de la défense héroïque et de la libération de Sébastopol.
«Les ouvriers n'ont pas pris de précautions avec les ossements: ils ont creusé le sol avec des bulldozers et fait des tas d'os le long de la tranchée», rapporte Arkadi Baïbourtski, collaborateur de l'Institut d'archéologie de Crimée désigné en janvier 2013 responsable de l'expédition scientifique sur les lieux de la découverte des ossements.
Les corps se trouvaient à une profondeur de 0,8-1,4 mètre de la surface actuelle du sol. Pendant la durée des fouilles, les chercheurs ont découvert les ossements d'environ 150 personnes.
«L'âge moyen des défunts, selon notre étude, ne dépassait pas 30 ans. Il s'agit essentiellement d'hommes, mais nous avons également trouvé des ossements de femmes et d'enfants», a indiqué Arkadi Baïbourtski.
La trace française
Malgré le grand nombre d'ossements, des artefacts n'ont été retrouvés qu'à côté d'un seul squelette: ils suggèrent un éventuel lien de la fosse avec l'armée française.
«Dans l'une des fosses, nous avons trouvé des ossements avec des insignes: du tissu pourri noir, cinq gros boutons de bronze ronds portant le numéro 39 (régiment), des attaches métalliques pour fixer le col, des fragments de peau, de petits boutons», a noté le responsable des fouilles.
Ce régiment, composé de deux bataillons sous le commandement du colonel Beuret, a débarqué près du lac Saki entre le 2 et le 7 septembre 1854. L'unité faisait partie de la 2e brigade de la 4e division d'infanterie, et avait été rattachée à la 1ère division du général d'Autemarre en mai 1855.
Le régiment a participé à la bataille de l'Alma. Pendant la bataille d'Inkerman, le 1er bataillon du 39e régiment a contré les fameuses saillies du général Timofeev près de la baie de Sébastopol. Pendant l'assaut des alliés contre les fortifications de la zone Korabelnaïa en juin 1855, le régiment se trouvait en réserve.
Un autre aspect indiquant indirectement qu'il s'agit tout de même d'un cimetière français est son emplacement. Selon les spécialistes, la fosse se trouve dans la zone de la colonie française de Kamych près de la baie de Kamiesch (qui peut aussi être appelée Kmiesh ou Kmiesch en Français). C'était une véritable cité française avec des maisons de style baroque, des magasins, des restaurants et une église.
Selon la note historique rédigée par le membre de l'expédition Pavel Liachouk, qui travaillait à l'époque au musée national de la défense héroïque et de la libération de Sébastopol, les Français ont occupé la côte de la baie de Kamiesch le 26 septembre 1854. Deux mois plus tard, le journal européen Patrie écrivait: «Nos correspondants privés en Crimée rapportent que des commerçants de différentes nations s'étaient installés dans la baie de Kamiesch pour vendre aux armées alliées de nombreux produits et objets importés de Méditerranée.»
«Ainsi, l'apparition de la colonie commerciale Kamych peut être fixée à fin octobre-début novembre 1854. Elle a connu son apogée de l'été 1855 à mai 1856. A cette époque, la colonie comptait certainement plusieurs milliers de personnes. Outre les Français y vivaient des Juifs, des Grecs, des Italiens, des Turcs, des Perses et des Arméniens. Si le pasteur protestant Reichard, présent à Sébastopol pendant la guerre de Crimée, a raison, et que la population de Kamych atteignait début 1856 10.000 habitants, la nécropole découverte pourrait être reliée à la colonie commerciale. Kamych était constamment visitée par des aventuriers en tout genre, ce qui pourrait expliquer le nombre relativement important de tombes pour une commune aussi petite», indique le spécialiste de la guerre de Crimée.
Selon les conclusions de l'anthropologue français Patrice Georges, qui a participé aux fouilles, la fosse fait partie d'un important complexe d'inhumation composé de tombes primitives.
Selon lui, à Kamych, les Français ont installé un grand hôpital de campagne. Au même endroit se trouvait un poste médical turc. Manifestement, pour des raisons religieuses, les soldats turcs étaient enterrés dans un autre cimetière ou dans une zone séparée. Les tombes où les fouilles ont été menées ne possèdent pas de signes distinctifs de la religion musulmane. Compte tenu du nombre réduit d'artefacts découverts sur le site et des données cartographiques datant de la période avant et après la guerre de Crimée, il pourrait bien s'agir d'un cimetière français, estime Patrice Georges.
«Il pourrait être question des pertes sanitaires de militaires et de civils — selon cette hypothèse, la fosse aurait donc servi à enterrer ceux qui mourraient de blessures et de maladies», a expliqué Arkadi Baïbourtski.
Victimes de la politique
Les ossements ont été principalement extraits des tranchées où il était prévu d'implanter les immeubles et les communications. Mais la fosse s'étend sur un territoire plus grand que les constructions. Selon les conclusions des experts, des ossements humains restent enfouis entre les maisons, là où se trouve un parterre de gazon et où les gens garent leur voiture.
D'après les collaborateurs du musée de la défense héroïque et de la libération de Sébastopol, les ossements humains recueillis pendant les fouilles ont été placés dans 69 sacs de construction. Il était initialement prévu de les enterrer dans le cimetière militaire français du 5e kilomètre avec la participation des autorités françaises, mais après 2014 Paris s'est retiré du projet.