«La disparition de Khashoggi fait les affaires des États-Unis et de l’Occident»

© REUTERS / Murad Sezerjournaliste saoudien Jamal Khashoggi
journaliste saoudien Jamal Khashoggi - Sputnik Afrique
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La disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi le 2 octobre dernier à Istanbul continue de faire des vagues sur la scène diplomatique. Accusée d’avoir assassiné cet opposant à la monarchie saoudienne, Riyad dément. Pour le politologue franco-syrien Bassam Tahhan, cet incident est tout au bénéfice de Washington et d’autres pays occidentaux.

2 octobre, 13 h 14 à Istanbul. Jamal Khashoggi, journaliste saoudien exilé aux États-Unis et critique du pouvoir de Riyad se rend au consulat de son pays pour des démarches administratives. Depuis, plus de nouvelles. Au fil des jours, l'affaire a pris des proportions internationales, aux conséquences diplomatiques certaines. Le Washington Post assure qu'Ankara affirme détenir des preuves de l'assassinat du journaliste. L'Arabie saoudite dément fermement. Dans le même temps, Donald Trump menace Riyad d'un «châtiment sévère», la Turquie met la pression et la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne se sont fendus d'une déclaration commune, demandant «une enquête crédible».

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Pour le politologue franco-syrien Bassam Tahhan, spécialiste de la région, tout ceci n'est qu'un écran de fumée. Il assure que les événements arrangent bien les États-Unis et plusieurs pays occidentaux, qui pourraient s'en servir comme d'un levier de pression dans le cadre de futurs échanges commerciaux. Il revient pour Sputnik France sur cette affaire et livre une analyse à contre-courant.

Sputnik France: En dehors de ses critiques de la monarchie en place ou de l'intervention saoudienne au Yémen, pour quels autres motifs Riyad aurait-elle pu vouloir la mort de Jamal Khashoggi?

Bassam Tahhan: Il faut d'abord insister sur le caractère complexe du personnage. Jamal Khashoggi est un enfant du sérail. Il a grandi dans le giron de la famille royale saoudienne, bien qu'il n'en fasse pas partie. C'est un homme fier de ses origines turques, comme son nom l'indique, et qui s'est trouvé face à une sorte de dilemme psychologique. Il a de la valeur, il a fait de grandes études, il a eu la confiance du prince Al-Walid ben Talal, qui l'avait nommé chef d'une grande chaîne d'information même si elle n'a finalement jamais pu voir le jour.

Il était même proche de l'ancien directeur des services secrets Tourki al-Fayçal et de tout un tas d'autres personnages très influents. Mais les choses se sont envenimées et il est tombé en disgrâce. Jamal Khashoggi fréquentait les princes, mais il n'en était pas un et au contraire d'eux, qui ont épousé la cause wahhabite, il s'est rapproché des Frères musulmans*. Il a émis à plusieurs reprises l'hypothèse de la formation d'un parti politique en Arabie saoudite qui serait inspiré de ces derniers, ce que le pouvoir de Riyad a vu d'un très mauvais œil.

Sputnik France: Un dissident saoudien réfugié au Québec affirme que les autorités de son pays l'ont mis sur écoute et ont eu connaissance des échanges qu'il a eus avec Jamal Khashoggi sur plusieurs projets hostiles à Riyad. De quoi déclencher une opération?

FILE - In this Friday, Oct. 5, 2018 file photo, Tawakkol Karman, the Nobel Peace Prize laureate for 2011 holds a picture of missing Saudi writer Jamal Khashoggi as she speaks to journalists near the Saudi Arabia consulate, in Istanbul, Turkey. - Sputnik Afrique
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Bassam Tahhan: Il est certain que cet opposant était espionné par les Saoudiens. Quelques jours avant le départ de Jamal Khashoggi en Turquie, ils ont échangé par téléphone. Lors de cette conversation, Jamal Khashoggi lui a assuré de son aide afin de contrer la propagande pro-saoudienne et en faveur du prince héritier Mohammed ben Salmane sur les réseaux sociaux. Ceci aurait pu constituer un motif suffisant pour que le prince héritier déclenche une opération contre lui.

Plusieurs médias assurent que les Turcs disposent de preuves de l'assassinat de Jamal Khashoggi, notamment d'enregistrements. Mais il n'y a eu aucune déclaration officielle en ce sens. Les services secrets britanniques parlent eux d'une possible overdose.

Certains éléments seraient troublants s'ils s'avéraient exacts. Il y a l'identification présumée d'une partie des 15 Saoudiens débarqués à Istanbul le jour de la disparition de Jamal Khashoggi. Parmi eux se seraient trouvés des membres des services de renseignement et un médecin légiste. On a aussi des enregistrements des trajets de voitures diplomatiques du Consulat à la maison du Consul. Mais encore une fois, Ankara n'a toujours pas présenté de preuves concrètes. A-t-il été enlevé pour être détenu en Arabie saoudite? A-t-il été assassiné? Est-ce un interrogatoire qui a mal tourné? Ou autre chose? Ce qui est certain, c'est que Jamal Khashoggi ne s'est pas évaporé.

Sputnik France: Le Washington Post cite une source qui affirme que les services de renseignement américains étaient au fait d'un projet d'enlèvement de Jamal Khashoggi par les autorités saoudiennes. Est-ce crédible?

Bassam Tahhan: Les services de renseignement américains ont intercepté des discussions dans la sphère rapprochée de Mohammed ben Salmane, qui faisaient mention d'un éventuel enlèvement. La question qui se pose est la suivante: pourquoi ne l'ont-ils pas prévenu? Pour plusieurs raisons en fait.

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Tout d'abord, au niveau politique, Jamal Khashoggi s'oppose à Trump sur un certain nombre de sujets. Il a écrit sur la réalité de l'accord de vente d'armes signé entre les États-Unis et l'Arabie saoudite en mai 2017 et qui porterait sur 110 milliards de dollars. Jamal Khashoggi avait participé à informer le public que ce montant avait été largement surestimé et que certains contrats dataient de l'ère Obama. Autre point important: Jamal Khashoggi a toujours fermement condamné le transfert de l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Il soutenait également le départ de la Turquie de l'Otan, car il considérait qu'Ankara devait se rapprocher du monde arabe. Autant de points qui ont fortement déplu à Washington. Il faut comprendre qu'après son passage aux États-Unis et l'obtention d'une place au Washington Post, Jamal Khashoggi a gagné en influence sur les lecteurs américains et occidentaux.

Sputnik France: Pourtant, Donald Trump a promis à l'Arabie saoudite de graves conséquences si des preuves de l'assassinat de Jamal Khashoggi étaient avancées…

Bassam Tahhan: C'est de la comédie tout à fait représentative de l'hypocrisie occidentale. Cette disparition fait les affaires des États-Unis et l'Occident. Elle va permettre à Trump de faire gagner plus d'argent à l'Amérique. Il va pouvoir s'en servir comme d'un levier de pression et pourrait par exemple dire: «On n'arrête pas la vente d'armes à l'Arabie saoudite, mais maintenant elles coûteront plus cher. On vous pardonne, mais il faut passer à la caisse».

D'ailleurs, il a déjà annoncé qu'il ne mettrait pas fin aux ventes d'armes à Riyad. La déclaration commune de la France, de l'Allemagne et du Royaume-Uni qui réclament une «enquête crédible» s'inscrit dans la même veine.

Sputnik France: Le roi Salmane d'Arabie saoudite a assuré de la «solidité» des relations avec «la Turquie sœur» lors d'une conversation téléphonique avec le Président turc Recep Tayyip Erdogan. Dans les faits, Ankara met la pression sur Riyad depuis le début de l'affaire. Quel impact cet incident aura-t-il sur les relations turco-saoudiennes?

Bassam Tahhan: Si la Turquie détient effectivement des preuves, c'est également bénéfique pour eux. Ils pourront faire pression sur Riyad. Si des preuves convaincantes sont publiées, il n'y a plus de sortie honorable pour l'Arabie saoudite dans cette affaire.

Sputnik France: La bourse de Riyad est secouée depuis plusieurs jours. De grands noms des affaires, comme les patrons de la banque JP Morgan et d'Uber ou le milliardaire anglais Richard Branson, devraient annuler leur participation au «Davos du désert» prévu du 23 au 25 octobre. La disparition de Jamal Khashoggi pourrait-elle remettre en cause les projets d'investissements pharaoniques du prince héritier Mohammed ben Salmane? Pourrait-on aller jusqu'à un changement de leadership?

Bassam Tahhan: Cette affaire s'ajoute aux bruits de couloirs qui veulent que des conjurations seraient en cours en Arabie saoudite afin de renverser le pouvoir en place. Bien évidemment, cela n'est pas pour rassurer les investisseurs. Est-ce que Mohammed ben Salmane va être remplacé? Cela me paraît difficile qu'ils puissent mener à bien ses projets dans le contexte actuel. Il faut bien avoir à l'esprit que chaque État, occidental ou oriental, défend ses intérêts économiques et qu'ils se moquent que ce soit Mohammed ben Salmane ou un autre qui tienne les rênes tant que l'économique tourne. Il faut attendre de voir comment la situation évolue, mais il me paraît clair que l'Arabie saoudite est très affaiblie.

*Organisation terroriste interdite en Russie

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