Depuis le 2 octobre dernier, un éditorialiste saoudien, Jamal Khashoggi, n'a plus donné de signe de vie depuis son entrée au consulat de son pays à Istanbul. Si Ankara s'est empressé de condamner Riyad dès les premiers jours de la disparition du virulent critique du pouvoir de Ryad, le gouvernement turc affirme détenir des vidéos et des bandes sonores qui prouvent que le journaliste Jamal Khashoggi a été a torturé, assassiné. Il aurait été, de plus, découpé en morceaux. L'Arabie saoudite a beau crier au complot, ses plus proches alliés demandent des éclaircissements et menacent de représailles le pouvoir des Saoud.
Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire du ministère de la Défense et auteur de Docteur Saoud et Mister Djihad nous livre son analyse. Une interview réalisée avant que le Quai d'Orsay et Emmanuel Macron s'expriment ce 12 octobre 2018.
Sputnik France: Quel est votre sentiment autour de toute cette affaire?
Pierre Conesa: «Il y a plusieurs choses qui sont très significatives. D'abord la méthode: chez Mohamed Ben Salmane (MBS), le vernis de l'homme réformateur démocratique qui allait changer l'Arabie saoudite a rapidement volé en éclats. Parce que la méthode, c'est tout de même d'aller chercher un opposant à l'étranger et de le faire disparaître. Si la chose avait été faite par la Corée du Nord ou par l'Iran, vous imaginez bien que la dénonciation universelle aurait immédiatement jailli.
Puis on peut se poser la question de savoir pourquoi on avait passé une couche de vernis aussi lustrant sur MBS quand il a fait sa tournée [mars et avril 2018, ndlr] et là, cela pose la question du lobby pro-saoudien dans les pays comme la France ou comme les États-Unis.
Et puis la dernière chose, c'est que maintenant, on va attendre. On va voir comment les pays occidentaux vont se sortir de la difficile situation dans laquelle les Saoudiens nous mettent. On se tait, on continue à livrer des armes au Yémen, etc.»
Sputnik France: On va reparler du cas des Occidentaux. Mais, tout d'abord, le pays directement concerné par cette affaire: la Turquie s'offusque-t-elle autant à cause de sa rivalité avec l'Arabie saoudite?
Pierre Conesa: «Oui. C'est un aspect qui est propre au monde sunnite. Effectivement, avoir enlevé quelqu'un au consulat saoudien à Istanbul, c'est quand même une gifle au pouvoir d'Erdogan. Or ce dernier est en rivalité avec l'Arabie saoudite pour se positionner comme le leader du monde sunnite. Il a l'inconvénient de ne pas être arabe, mais la Turquie a tout de même été le siège du dernier califat.
L'Arabie saoudite a évidemment la détention des lieux saints, mais la famille Saoud n'a aucune légitimité religieuse; elle n'est pas descendante du Prophète. Et cette rivalité se traduit aussi en Syrie. On peut donc penser qu'il va y avoir probablement encore un peu de mousse autour de cela. Cela dit, il faut que personne ne s'inquiète pour l'avenir de Khashoggi, le pauvre type, c'est fini.»
Sputnik France: Washington, par l'intermédiaire de Donald Trump, s'en mêle, affirmant que si les accusations d'Ankara se confirmaient, cela serait —je cite- «un précédent terrible». Londres menace aussi Riyad et évoque de «graves conséquences». Ce type d'affaires peut-elle avoir des conséquences, comme des sanctions, et sur les alliances entre le Royaume saoudien et les États-Unis, voire les Européens?
Pierre Conesa: «Non, je ne crois pas. Il y avait déjà eu le cas de Raif Badawi, qui a quand même été condamné à dix ans de prison et 1.000 coups de fouet. On peut difficilement trouver une condamnation plus ignoble que celle-là et cela n'a strictement rien provoqué en Occident.
Là, évidemment la dimension est différente, parce que Khashoggi est un journaliste, enlevé à l'étranger, donc le monde de la presse s'est mobilisé.
Cela dit, reportez-vous à mon bouquin sur Docteur Saoud et Mister Djihad, vous aurez l'explication de ce Soft-Power saoudien qui est capable aujourd'hui de faire taire tous les politiques dans les pays démocratiques.»
Sputnik France: Et notamment en France, qui entretient des liens beaucoup trop étroits avec l'Arabie saoudite?
Pierre Conesa: «On a des diplomates de grande qualité qui vont nous sortir un discours du genre ce n'est pas bien. Cela dit, quelles sont les conséquences pratiques que cela entraînera, je pense qu'il n'y en aura pas du tout. Donc le fait qu'il y ait une condamnation formelle et la question ce sont les conséquences de cette prise de position. Donc je ne suis pas du tout sûr qu'on prendra des sanctions de quelque nature que ce soit.»
Sputnik France: Mais sur le plan de l'image, n'est-ce pas un problème que la France n'a toujours pas réagi?
Pierre Conesa: «On est dans une situation assez surréaliste. Si la chose s'était passée de l'autre côté du golfe persique, instantanément il y aurait eu un communiqué de dénonciation, d'accusation, etc., comme lors de la tentative d'attentat à Villepinte, qui a été probablement initiée par Téhéran contre les Moudjahidines du Peuple, la situation a été immédiatement grave. Lorsque les Canadiens se sont contentés de critiquer les demandes de condamnation à mort de cinq militants, quatre manifestants pacifiques et une femme, les Saoudiens ont rompu les relations diplomatiques et toutes les autres démocraties ont laissé les Canadiens seuls. Totalement seuls, personne ne s'est solidarisé avec le Canada. C'est vous dire que Khashoggi, ça n'est vraiment pas grand-chose.»
Sputnik France: Le pouvoir de MBS peut-il être fragilisé au sein même de sa propre famille?
Pierre Conesa: «Il a été fragilisé, mais pas par cela. Il l'a été avec son opération de racket anticorruption, en écartant le prince héritier normal dans l'ordre de succession, en écartant le prince qui gère la garde nationale qui est l'armée de défense du régime. Il a fâché beaucoup de monde autour de lui. Et par contre, ceux à quoi il n'a pas touché, c'est la hiérarchie religieuse. Et il faut attendre, on va voir.
Mais à partir du moment où MBS a commencé à leur tordre le bras pour qu'ils rendent l'argent et que simultanément il s'achète un yacht à 450 millions d'euros et qu'il s'achète un château, qui ressemble à Versailles, à Louveciennes, qu'il a payé environ 275 millions d'euros, il n'est plus du tout dans l'image du Prince réformateur qui lutte contre la corruption.
Les familles sultans étaient depuis de très nombreuses années gestionnaires du ministère de la Défense, par lequel passaient d'énormes commissions sur les marchés étrangers. Or, elles ont été écartées. Donc c'est toute une branche de la famille qui a de bonnes raisons de trouver que le système s'est autocratisé et qu'il a les dents trop longues.»