Maltraitance et pressions dans les EHPAD: «L’impact psychologique, on ne l’élimine jamais»

© AFP 2023 Stephane de SakutinEhpad
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Depuis plusieurs mois, les témoignages de maltraitance dans les maisons de retraite se multiplient. Une aide-soignante qui avait témoigné à visage découvert se retrouve face la police, et autre est licenciée. Les langues se délient, mais les conséquences sont redoutées… et redoutables. Témoignage d’une ancienne directrice d’EHPAD.

Des conditions de travail éprouvantes et des patients livrés à eux-mêmes. «Ce sont surtout les résidents qui souffrent», relativise Sylvia*, ancienne directrice de maison de retraite en province, qui a pourtant vécu le pire. Pression psychologique et rythme effréné l'ont conduite en quelques mois à des fractures de fatigue, un burn-out et un passage par la case Prud'hommes.

«Après un an d'expertise de la sécu, ils ont validé mon burn-out en burn-out professionnel. À partir de là, le médecin du travail a dit qu'il n'était pas question de reclassement, que ma santé morale était en danger. Ils m'ont licencié suite à ça»,

raconte Syvia, qui n'a jamais pu retrouver de travail dans son département par la suite et n'a pas souhaité faire appel: «ils trouvent toujours les moyens de rebondir», plaide-t-elle, et elle avait besoin de tourner la page:

«Il m'a fallu trois ans pour me reconstruire», confie-t-elle. Mais «l'impact psychologique, on ne l'élimine jamais.»

L'élément déclencheur de cette descente aux enfers? Le rachat par un grand groupe de l'EHPAD dans laquelle elle travaillait depuis cinq ans… «Ils m'ont mis huit mois de pression», raconte-t-elle. Astreinte chaque week-end, réactivité et disponibilité aussi impromptue qu'inconditionnelles exigées de sa part, et une détresse flagrante grandissante aussi bien chez les soignants que les résidents.

Une situation tragique et malheureusement répandue que les grands groupes qui gèrent les maisons de retraite ne tiennent visiblement pas à ébruiter. L'un d'eux, Orpéa, a même tenté de faire interdire la diffusion d'un reportage d'«Envoyé Spécial» à ce sujet.

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Dès le rachat, il a été demandé à Sylvia de licencier trois infirmières «qui avaient trop d'ancienneté et coûtaient trop cher… il valait mieux en prendre quatre qui sortent de l'école et qu'on pouvait formater», avec des motifs inventés de toutes pièces: «des erreurs de pilulier, de mauvaises distribution de morphiniques… On note tous dans des cahiers spéciaux… l'idée c'était changer les dates, les doses, pour prouver une erreur fatale».

«Le plus intense, c'était le vendredi quand on m'a dit de licencier des infirmières et que j'avais jusqu'au lundi pour prendre ma décision. Le lundi, j'ai convoqué les infirmières en dehors de l'établissement pour expliquer ce qui était en train de se passer et que j'allais me mettre en arrêt pour ne pas sauter. Je ne pouvais plus les protéger.»

L'établissement, qui présentait aussi des risques pour la sécurité, est aujourd'hui fermé: «des aides-soignants étaient venus faire des remplacements et l'avait signalé en gendarmerie». Selon Sylvia, «l'ARS [Agence régionale de santé, ndlr] avait l'établissement dans le collimateur depuis un certain temps», mais les raisons exactes de sa fermeture demeurent troubles.

Face à son refus de céder au licenciement et aux signalements, Sylvia avait le sentiment d'être «dans leur ligne de mire. Leur mission, c'était de me dégager pour ne pas que je fasse de vagues». En attendant, il fallait composer avec des moyens toujours plus limités, et une course profit toujours plus intense… et à la limite de la légalité?

«Un résident touche l'APA [Allocation personnalisée d'autonomie, ndlr], selon son degré de dépendance. Ce budget de 400, 500 ou 600 €, est censé être utilisé pour acheter des petites fournitures médicales. Mais bien souvent, les établissements s'en servent de trésorerie», avance Sylvia.

Avec un coût mensuel moyen de 1.949 euros par mois en 2016, qui peut grimer à 3.154 € en moyenne à Paris et ses alentours et même atteindre des pics à 6.000 euros mensuels, on pourrait s'attendre à une certaine qualité de service. Pourtant, ce n'est pas parce que ça coûte plus cher que c'est mieux: dans la course au profit, le bien-être des personnes âgées passe après la santé financière de l'entreprise. Le matin,

«Il suffit de voir la boîte mail pour savoir comment c'est côté en bourse», ironise Sylvia.

S'en suivent alors des plans à respecter pour faire des «économies de bouts de chandelle»: Peser au gramme près le repas des résidents, et tant pis pour celui qui n'est pas rassasié, limiter le nombre de couches par patient, quitte à ce que l'infirmier paie de sa propre poche les rechanges.

«Ce qui est inacceptable, c'est qu'on a à faire à des groupes qui font plus de 3 ou 4 milliards de chiffre d'affaires par an. C'est hallucinant» s'insurge-t-elle.

Une limitation drastique des moyens au mépris de l'hygiène du patient… un procédé qui rappelle celui dont a été victime Hella Kherief, jeune mère de famille licenciée pour insubordination, après avoir réclamé des couches supplémentaires pour des patients… C'est cette infirmière, l'un des seuls témoins à avoir accepté de témoigner à visage découvert, qui a été licenciée de l'hôpital privé dans lequel elle exerçait au lendemain de la diffusion d'un reportage d'«Envoyé spécial».

​C'est dire de l'omerta qui règne au sein du personnel, renforcé par la situation précaire des soignants, majoritairement des femmes qui élèvent seules leur enfant:

«Ce sont souvent des femmes monoparentales, avec un ou deux gamins […] elles préfèrent ne rien dire et garder leur job», explique Sylvia.

Mais les familles ont également peur de se manifester: «Les parents n'osent rien dire, car ils ont peur des retombés», poursuit Sylvia. Côté personnel, avec deux aides-soignantes pour trente résidents, le rythme est difficilement soutenable.

«On est à bout. On va au travail la peur au ventre, parce qu'on sait que les 15 h qui suivent vont être douloureuses», se souvient-elle. «La pénurie de soignants entraîne une maltraitance, même dans le public.»

Faute de personnel, l'accompagnement passe à la trappe:

«On ne prend pas le temps de les faire manger, on ne les change pas. Ils peuvent rester souillés toute une journée»,

Quand ils ne sont pas attachés pour éviter qu'ils ne déambulent. Le matin, «on les lève, on les colle devant une télé, et on les couche à 18h00 au lieu de 19h00», raconte Sylvia, qui a été jusqu'à entendre des «n'en faites pas trop pour untel», car on sait qu'il va partir vite et qu'un autre pourrait le remplacer, plus longtemps.

Parfois, certains «se laissent mourir, il n'y a plus de considération. Pour beaucoup, les familles ne viennent pas les voir. Ils s'en rendent compte et demandent à mourir».

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Débordés également, les médecins «ne prenaient plus le temps de faire des visites. Ils s'enfermaient dans le bureau, demandaient à l'infirmière si tout allait bien et faisaient toutes les prescriptions d'ordonnance pour le mois, avec la facturation qui va avec, 25€ par résident, sans aller les voir.»

Face à une situation qui se dégrade, «il faut plus de contrôle sur les établissements», estime-t-elle. Pour le gouvernement, «ce n'est pas une priorité». Le système de santé «on est en train de l'exploser, et le problème c'est que ce sont les gens malades et les personnes âgées qui en font les frais.» Sauf que «les vieux de demain, c'est nous!», martèle l'ancienne directrice.

«On fait tout pour rallonger l'espérance de vie… mais dans quelles conditions?»

*Le nom a été changé 

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