Le torchon brûle-t-il vraiment entre Ankara et Washington? La question semble paradoxale, tant les médias se sont empressés de parler de «crise» entre les États-Unis et la Turquie depuis que Donald Trump aurait déclaré une nouvelle guerre commerciale avec son allié turc le 10 août dernier:
I have just authorized a doubling of Tariffs on Steel and Aluminum with respect to Turkey as their currency, the Turkish Lira, slides rapidly downward against our very strong Dollar! Aluminum will now be 20% and Steel 50%. Our relations with Turkey are not good at this time!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 10 августа 2018 г.
En annonçant que les taxes douanières sur l'acier et l'aluminium turcs allaient prochainement doubler, le Président américain aurait déclenché la colère d'Ankara. Mais quel est le but de cette nouvelle manœuvre du businessman-Président?
La raison, faussement annoncée par ces deux personnalités éruptives et en permanence relayée par les rédactions occidentales, serait les cas d'Andrew Brunson et de Fethullah Gülen. En effet, Washington réclame à Ankara la libération immédiate d'un pasteur néo-évangélique, de la même église que Mike Pompeo, actuel Secrétaire d'État. Andrew Brunson a été placé à résidence après un an et demi d'incarcération dans les geôles turques au motif qu'il aurait été un espion impliqué dans le putsch raté de juillet 2016. Si Trump veut libérer «ce grand chrétien», Erdogan lui, ne cesse de réclamer à l'administration américaine, et ce depuis des années, l'extradition de son plus grand adversaire, Fethullah Gülen, un imam milliardaire, un temps proche de l'actuel Président turc, qui vit depuis près de 20 ans en Pennsylvanie.
Mais si Trump a mis ses menaces à exécution en perturbant ainsi la finance, puis par la réaction aidée des marchés, l'économie turque, si le Président de la plus puissante armée du monde a mis ainsi la pression sur Ankara, ce n'est pas pour l'improbable échange d'un pasteur contre un imam. Cette stratégie s'explique par la géopolitique actuelle de la Turquie et de ses choix.
Sur un plan local tout d'abord, la Turquie d'Erdogan a un ennemi, les Kurdes. Impliqués directement dans le conflit syrien, Ankara et Washington se retrouvent face à face dans le nord-ouest de la Syrie. Le premier veut éradiquer les factions kurdes des YPG (Unités de protection du peuple) comme il l'a fait à Afrine, alors que le second ne cesse de leur fournir des armes dans le but très philanthropique de protéger son accès aux immenses champs pétroliers de la région.
Mais ces deux pays sont les plus proches alliés de Trump dans la région et Washington ne peut voir d'un bon œil la puissance régionale turque menacer ses intérêts. Il est amusant de noter par ailleurs que la première capitale à apporter son soutien à Ankara n'est autre qu'un adversaire direct de Riyad: en effet, Doha investit 15 milliards de dollars pour redresser autant que faire se peut la monnaie turque.
Outre la Syrie et le Moyen-Orient, Erdogan ne cesse de poser des choix en contraction avec les intérêts de la puissance américaine sur la scène internationale.
Ainsi, depuis près d'un an, une forte relation s'est mise en place entre Caracas et Ankara. En conflit ouvert avec les États-Unis, le Venezuela en crise a trouvé en la Turquie un allié de poids. Si le 18 juillet dernier, le Venezuela annonçait que son or serait placé non pas dans les banques suisses, mais turques, il faut aussi relever que des partenariats pétrochimiques ont été annoncés entre ces deux pays, bravant l'embargo américain destiné à mettre à genoux le Président Maduro.
Erdogan a aussi déclaré publiquement, avant de se rendre à la conférence annuelle des BRICS en tant qu'invité d'honneur, qu'il ne se soumettrait pas aux diktats américains et que son pays continuerait à commercer avec l'Iran.
Erdogan a toujours choisi de ne pas choisir entre le monde unipolaire et multipolaire, considérant que l'équilibre politique entre les États-Unis et les grandes puissances, Chine en tête, était le seul moyen pour la Turquie de conserver sa souveraineté et son indépendance. Mais depuis quelques jours, Trump lui demande justement de choisir, principalement sur le terrain syrien et sur les missiles russes.
Pour autant, cette crise n'est d'envergure que parce qu'elle apparaît comme multiple. La bataille simulée des ego et la fausse crise diplomatique dissimulées dernière une guerre monétaire qui n'est qu'un moyen de pression, se cache en réalité un élément bien plus important pour l'avenir des relations internationales: les alliances des puissances. Mais si Rome ne s'est pas faite en un jour, la puissance américaine ne va pas décliner du jour au lendemain.