C'est confirmé, le 07 septembre prochain aura lieu à Ankara une rencontre entre Français, Allemands, Turcs et Russes sur l'avenir de la Syrie. Une rencontre «prévue dans un avenir proche», avait annoncé lundi 13 août le Ministère russe des Affaires étrangères, alors que son chef, Sergueï Lavrov, était en visite à Ankara où il s'est entretenu sur la crise syrienne avec son homologue turc, Mevlüt Cavusoglu. Une rencontre, quadripartite, finalement annoncée par le Président Turc.
«Il est clair que Sergueï Lavrov veut éviter un face à face bilatéral, stricto sensu, Moscou —Ankara,» réagit au micro de Sputnik, Richard Labévière.
Cette province du nord du pays, limitrophe de la Turquie et située au sud-ouest d'Alep, où furent d'ailleurs évacués nombre de djihadistes lors de la reprise de l'ancienne capitale économique du pays, «servirait encore de sanctuaire pour 20.000 à 30.000 djihadistes soutenus par la Turquie,» insiste notre intervenant.
Or, si au Sud, les troupes loyalistes syriennes remontent de Damas pour reprendre ce gouvernorat aux mains des djihadistes, au nord c'est l'armée turque qui se prépare à l'offensive. La prise d'Idlib par les troupes d'Ankara offrirait à Recep Tayyip Erdoğan un levier de taille dans la suite des négociations sur le futur de la Syrie,
«C'est le fer au feu que les Turcs gardent pour faire pression sur Damas et la Russie par rapport au dossier kurde et la région de Manbij, pour que ni la Russie ni la Syrie n'accorde aux Kurdes une entité autonome ou quelque entité que ce soit sur la frontière turque, Ankara craignant que cette zone serve de sanctuaire au PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.»
«Cyniquement, on pourrait dire que les Russes tendent la perche aux Européens pour qu'ils paient une partie de la note, c'est ce qu'ils font avec les Chinois.»
En effet, cette méthode d'association gagnant-gagnant, au processus de reconstruction de la Syrie, n'est pas réservée aux seuls pays voisins. Comme le rappelle Richard Labévière, afin d'attirer la Chine dans la reconstruction du pays, la Russie a concédé une place à la marine chinoise dans le port de Tartous.
«À terme, on pourrait imaginer que les ports syriens puissent être un des éléments de la fameuse stratégie du collier de perles et de la route de la soie de la Chine qui, à partir de Djibouti, vise la Méditerranée.»
Mais au-delà d'offrir à la Chine un moyen de consolider sa présence en Méditerranée, c'est également un moyen de l'impliquer dans la résolution d'un conflit qui pourrait affecter sa propre sécurité:
«Les Russes ont déjà indirectement associé les Chinois, là aussi pour des raisons économiques, mais également politiques, puisqu'il y aurait encore 8.000 Ouïgours- originaires du Xinjiang, dans le nord-est de la Chine- des djihadistes chinois, dans la poche d'Idlib. Donc de fait, politiquement, les Chinois sont intéressés à suivre le retour de ces djihadistes et l'évolution du processus politique en Syrie.»
Cependant, éviter un face à face direct avec Ankara n'est pas la seule raison qui motiverait Moscou à tendre la main aux Européens, selon notre intervenant. Parmi les «raisons principales» de cette invitation adressée à Paris et Berlin, l'aide humanitaire, ainsi que le retour des réfugiés syriens chez eux.
«La stabilisation et le retour des réfugiés en Bosnie- et par extension au Kosovo et ailleurs- ont nécessité la mise sur pied de la KFOR, de forces de stabilisation des Nations unies qui y sont toujours. Donc, les Russes savent très bien que le retour de ces réfugiés dans les régions sunnites devra être supervisé, sinon accompagné, d'un déploiement d'une force.»
Une stabilisation qui aura donc un coût, tout comme la reconstruction du pays, ravagé par plus de sept ans de guerre. Inviter Paris et Berlin, c'est également un moyen d'anticiper les pourparlers de Genève, sous l'égide de l'ONU. Un travail lent, sous l'égide du diplomate italien Staffan de Mistura, mais particulièrement ardu que tient à saluer Richard Labévière: Comme le souligne le journaliste, la crainte des Russes est de voir les erreurs du passé se répéter.
«La hantise actuelle de ce qu'il ne faut pas faire en Syrie, c'est bien évidemment l'Afghanistan, où on voit les talibans reprendre pied à pied le contrôle de villes stratégiques […] On voit aujourd'hui qu'après des programmes successifs qui ont coûté des milliards de dollars, la situation en Afghanistan est un désastre total, un fiasco absolu, des politiques occidentales successives.»
Paris et Berlin ont aussi intérêt à ce nouveau format diplomatique. Ils se sont en effet placés eux-mêmes hors-jeu en emboîtant le pas aux États-Unis lors de leurs frappes du mois d'avril 2018, en réponse à une présumée attaque chimique pour laquelle aucune preuve, victime ni même témoin sérieux n'a encore été produit.
«Cela ne veut pas dire que Paris et Berlin reviennent en fanfare à la table des négociations et vont pouvoir décider ou orienter quoi que ce soit sur la suite des opérations, qui va bien rester dans les mains de Vladimir Poutine et de son ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov», nuance Richard Labévière.
«Vladimir Poutine et son ministre des affaires étrangères savent très bien que de la réussite sur ce dossier dépendra la réussite des dossiers d'Ukraine, de Crimée, d'Europe centrale. Mais, par extension, aussi d'autres zones comme la façade arctique de Mourmansk ou détroit de Béring, que la Russie a puissamment réaménagé pour des raisons stratégiques, militaires et économiques.»
Une situation qui tranche avec l'approche de Paris concernant la crise syrienne,
«La diplomatie française n'a pas la même cartographie, elle essaie des coups, au coup par coup, sur la Méditerranée, sur une cartographie qui reste proche-orientale. La diplomatie russe gère le dossier syrien sur une cartographie beaucoup plus élargie, qui implique non seulement le Proche-Orient, la Méditerranée, mais aussi l'ensemble des problèmes conflictuels entre Moscou et l'Europe, sinon en arrière fond les États-Unis et l'OTAN.»
Le 12 août, le gouvernement allemand annonçait que le samedi suivant, Vladimir Poutine rencontrerait Angela Merkel afin de s'entretenir de la situation en Syrie et en Ukraine. Peu avant cette annonce, notre expert soulignait la différence d'approche entre Berlin et Paris, notamment un pragmatisme plus prononcé chez nos voisins outre-Rhin:
En Allemagne, «on n'a pas vu les délires de la presse française sur le dossier syrien que l'on lit quotidiennement depuis mars 2011», fait notamment remarquer Richard Labévière, les Allemands ayant «évité de personnaliser le conflit sur la personne de Bachar al-Assad».
«Sur le dossier syrien, les Russes sont beaux joueurs parce qu'ils tiennent tous les atouts dans leur manche, donc ils peuvent concéder ici où là quelques demandes marginales, périphériques sinon symboliques, de la diplomatie française. Que cela nous plaise ou pas, c'est vraiment le Kremlin qui tient le calendrier et qui gère les grands axes et les grands dossiers, même si tout cela devra être adoubé par les Nations unies.»