Statu quo sur la peur
«J'ai toujours eu ce désir en moi de raconter des histoires, de donner mon point de vue, mon regard sur le monde», nous explique celui qui a été formé à la Femis, célèbre école de cinéma du 18ème arrondissement de Paris. Et pour exprimer sa vision des choses, Kévin Té a choisi de mettre en scène une mère de famille asiatique qui va se retrouver confronté à la violence, au doute et à la peur:
«J'ai fait le choix de mettre en scène une mère de famille car c'est une figure assez universelle qui touche tout le monde que ce soit en tant que mère, fils, fille ou conjoint. Elle fait partie de la classe ouvrière, a un job alimentaire, rentre en bus, s'occupe de ses enfants. Cette routine est celle de bien des Asiatiques en banlieue.»
S'il avoue n'avoir jamais été victime d'agression, il a entendu beaucoup d'histoires… trop.
«Je me suis inspiré que ce que j'ai pu voir ou entendre depuis mon plus jeune âge. J'ai notamment appris l'existence d'une série d'agressions à Vitry-sur-Seine il y a environ deux ans. Des femmes asiatiques seules étaient prises pour cible sur une ligne de bus. D'après mes recherches, plus d'une centaine de cas avaient été recensés. Sachant que selon les statiques seule une femme sur trois porte plainte, vous imaginez l'ampleur du problème», nous explique le jeune metteur en scène.
La faiblesse du traitement médiatique «par rapport à celui des bavures policières par exemple» provoque l'interrogation chez le jeune homme: «Pourquoi n'en parle-t-on pas plus? Surtout que ce n'est pas nouveau. Déjà, petit, mes parents me disaient d'éviter certains quartiers car les Asiatiques y étaient pris pour cibles.»
ll l'assure, en deux ans, rien n'a changé:
«La communauté asiatique est toujours ciblée en banlieue. C'est aussi à cause de la nature de la société française qui fonctionne sur des rapports de force. La communauté asiatique n'étant pas la plus bruyante, les pouvoirs publics s'y intéressent moins.»
Elle n'est peut-être pas la plus bruyante mais elle n'est sûrement pas la moins active. Face aux violences, certains Asiatiques de France s'organisent. Nos confrères du Parisien révélaient récemment qu'une patrouille d'une dizaine de Chinois arpente les rues du quartier de la Lévrière à Créteil, dans le Val-de-Marne, depuis le début du mois de juillet. Ils se sont décidés à agir afin de stopper une vague d'agressions sur des femmes seules qui rentrent du travail. Tout ceci est loin d'être inédit à en croire Kévin Té:
«Ce n'est pas un phénomène nouveau. Plusieurs membres de la communauté asiatique tentent de prendre les choses en main même s'ils ne font pas la publicité de leurs initiatives. Dans mon film, je montre le personnage principal consulter un groupe de chat nommé «Infos Chinois 93» où les membres de la communauté s'échangent des informations notamment sur les violences dont ils sont victimes. Cela existe à Aubervilliers et sa création remonte bien avant le meurtre de Chaolin Zhang.»
Le jeune réalisateur raconte que des bénévoles viennent parfois escorter des membres de la communauté asiatique du métro jusqu'à leur domicile ou accompagne les victimes à l'hôpital ou pour porter plainte suite à une agression. Le tout s'organise notamment sur des groupes de discussions comme celui montré dans le film.
"Je me suis sentie humiliée": pourquoi les clichés sur les Asiatiques ne sont pas drôles https://t.co/H0ckaNWiEm sketch de Gad Elmaleh et Kev Adams "dépeint encore les Asiatiques comme des étrangers aux coutumes grotesques".
— Spartacus 2014 (@DeSpartacus) 29 апреля 2018 г.
Le réalisateur nous explique le sens de cette scène:
«J'ai aussi voulu faire ce film pour parler de la représentation de la communauté asiatique en France. Il existe aujourd'hui un racisme contre les Asiatiques qui est accepté et même intégré par les membres de la communauté eux-mêmes. C'est que j'ai voulu montrer à travers ces images.»
Les jeunes comme moteur du changement
Qui dit racisme dit stéréotypes. A l'image du meurtre d'Ilan Halimi, jeune juif torturé et tué en 2006 parce que ses agresseurs pensaient que sa famille était «riche» car juive, les agressions qui touchent les Asiatiques sont motivées par les clichés les plus éculés. Les Chinois porteraient forcément sur eux d'importantes sommes d'argent en cash et seraient donc les victimes idéales pour un vol.
«On combat les stéréotypes par la communication. C'est aussi l'objet de mon film: montrer la réalité du quotidien d'une maman asiatique loin des clichés et des fantasmes. Il y a une grande méconnaissance de la communauté asiatique dans ce pays. Avec ce court-métrage, j'ai tenté une entreprise de démystification.»
Une communauté qui n'est pas exempte de tout reproche d'après Kévin Té. Il regrette notamment son déficit de relation avec l'extérieur:
«Son côté hermétique, communautariste, secret même, participe à la propagation de ces stéréotypes. Quand il n'y a pas de relation, pas de contact, c'est à ce moment que naisse les préjugés.»
Comment améliorer la situation? Le réalisateur est persuadé que le salut viendra des jeunes Français d'origine asiatique:
«La deuxième génération prend les choses plus à bras-le-corps. Ils sont mieux intégrés et ont mieux assimilé les codes de la société française. Ils sont plus enclins à se faire entendre que leurs parents. Avec les Français d'origine asiatique de deuxième génération, comme moi, les choses vont bouger petit à petit.»
Il fait remarquer que la plupart des organisateurs des manifestations qui ont suivi la mort de Chaolin Zhang étaient nés en France. Il regrette cependant que «dans les secteurs qui comptent comme la politique, le monde culturel ou les médias, les Asiatiques sont encore trop absents».
Le monde culturel, Kévin Té a déjà mis un pied dedans. «Des milliers de chansons» sera projeté en octobre prochain à la Cinémathèque française, «le 3 ou le 4, la date reste à définir». Le court-métrage sera également envoyé dans plusieurs festivals, dont à l'étranger. Ce qui tient à cœur au cinéaste: «Je vais l'envoyer à des festivals à Singapour, au Cambodge et en Chine là où se trouvent beaucoup de membre de ma communauté. Je veux qu'ils voient comment vit la diaspora en France.»