Un spectacle musical au centre d’une controverse historique au Québec

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Le Québec serait-il une société «néo-esclavagiste»? C’est du moins ce que pensent les nombreuses personnes qui s’opposent à la tenue d’un spectacle musical dans le cadre du Festival de Jazz de Montréal. On reproche aux concepteurs de l’œuvre de ne pas avoir employé suffisamment d’artistes noirs dans ce spectacle ayant pour thème l’esclavage.

Une controverse historique secoue actuellement la province de Québec, au Canada. Le 26 juin 2018, où une centaine de manifestants se sont rassemblés devant le Théâtre du Nouveau Monde à Montréal pour manifester contre la tenue du nouveau spectacle de Robert Lepage, célèbre metteur en scène québécois. Les manifestants, en grande majorité de «race blanche», ont accusé Lepage «d'appropriation raciste», le dramaturge n'ayant selon eux pas employé suffisamment d'artistes noirs dans son spectacle intitulée SLAV, pièce musicale abordant le thème de l'esclavage. Devant les manifestants rassemblés, une femme noire a été accusée de «suprématisme blanc» pour être venue assister à la représentation de l'oeuvre.

De nombreux artistes français pour la saison culturelle québécoise 2014
La surprise a été totale, la confusion aussi. Car le spectacle vise notamment à promouvoir la culture afro-américaine à travers l'interprétation de chants d'esclaves. Il s'agit donc, en quelque sorte, d'un hommage aux sonorités africaines. L'œuvre n'aborde toutefois pas seulement l'histoire tragique des Noirs aux Amériques, mais également la réduction en esclavage de divers autres peuples à travers l'Histoire.

Un homme blanc peut-il présenter un spectacle sur la culture noire?

Pour protester contre la tenue de l'évènement, le chanteur américain Moses Sumney a annoncé quelques jours après la manifestation qu'il annulait la tenue de son propre concert dans le cadre du Festival. Depuis, la polémique a gonflé dans les médias et sur les réseaux sociaux. Dans une lettre publiée sur son site Internet, Sumney affirme que le spectacle SLAV s'inscrit dans une dynamique «hégémonique et néo-impérialiste». Il ajoute qu'il aurait «préféré voir de vrais Américains noirs chanter leurs propres chansons d'esclaves» notamment vu le prix des billets (entre 60 et 90 dollars canadiens).

Les détracteurs du spectacle reprochent à Robert Lepage et à sa principale collaboratrice, la chanteuse Betty Bonifassi, d'engendrer des profits en exploitant la misère des peuples noirs. Le chanteur de rap et militant transgenre Lucas Charlie Rose, l'un des organisateurs de la manifestation, a notamment déclaré:

«Les Blancs ne devraient pas profiter de l'histoire, de la culture et de la souffrance des Noirs».

L'histoire a fait tellement de bruit qu'elle s'est transportée jusqu'aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France. Le New York Times a consacré un article à cette affaire le 4 juillet et The Guardian en a fait autant le lendemain. En France, le 6 juillet dernier, un espace des pages culture du Figaro était également consacré à cette polémique.

Une polémique qui fait boule de neige

Sous la pression, la direction du Festival de Jazz de Montréal a finalement décidé d'annuler toutes les représentations du spectacle SLAV. Dans le communiqué de presse émis par la direction du Festival, on peut y lire:

«Nous tenons [la direction du FIJM, ndlr] à nous excuser auprès des personnes qui ont été blessées, évidemment cela n'était pas du tout dans notre intention. Pour le Festival International de Jazz de Montréal, l'inclusion et le rapprochement entre les communautés sont essentiels. Nous avons pris la décision avec l'artiste Betty Bonifassi d'annuler les représentations du spectacle dans le cadre du Festival.»

Les critiques adressées à Lepage sont toutefois loin de faire l'unanimité au Québec, l'opposition au spectacle et à son annulation soulevant l'indignation dans plusieurs milieux.

Chez le principal intéressé d'abord, qui a vivement réagi face à ce qu'il considère être un cas de censure. Dans la presse, Robert Lepage dénonce un «affligeant discours d'intolérance» et un «coup porté à la liberté d'expression artistique». Une vision partagée par de nombreux chroniqueurs au Québec et d'autres membres de la communauté artistique.

Cas de censure: de nombreuses personnalités indignées

Interrogé par Sputnik, l'écrivain et dramaturge québécois Karim Akouche considère que «les responsables du Festival ont préféré l'abdication au bon sens, la lâcheté au courage.» Il a souligné qu'il évoquera publiquement la controverse à Avignon, le 21 juillet prochain, où une adaptation de sa Lettre à un soldat d'Allah sera jouée au théâtre. Il croit que le public français percevra l'affaire comme une «une tache noire collée au front du Québec "libre" qu'ils aiment tant.» L'artiste d'origine kabyle a également ajouté:

«Les responsables du FIJM auraient dû se tenir debout, se placer du côté des véritables victimes qui sont non seulement Robert Lepage et sa troupe, mais aussi le public de SLAV, au lieu de céder aux caprices d'une bande d'excités, englués dans un Niagara d'aigreurs et de ressentiments.»

La controverse a aussi fait réagir plusieurs politiciens. L'ancien ministre de la Culture et député du Parti québécois, Maka Kotto, s'est dit indigné de voir une œuvre artistique ainsi censurée en 2018. Le politicien expérimenté, lui-même d'origine africaine, a affirmé via Twitter que la société québécoise était «devant un cas de terrorisme intellectuel». Quant à l'actuelle ministre de la Culture et des Communications du Québec, Marie Monpetit, elle en appelé au «dialogue» et affirmé sur cette même plateforme:

«La liberté d'expression et de création sont des éléments fondamentaux de notre société et se doivent d'être toujours protégés.»

Mais le plus ironique dans cette histoire, c'est que SLAV avait déjà été présenté au Festival de Jazz de Montréal, mais sous une forme embryonnaire. Interrogé par Sputnik, le critique de jazz et de musique classique du Journal de Montréal Christophe Rodriguez rappelle que la pièce avait déjà été mise à l'affiche en 2014. Présentée sous le nom de Lomax, la pièce n'avait suscité aucune réprobation à l'époque. Rodriguez estime que les concepteurs du spectacle ont été victimes d'un récent changement d'atmosphères politique et idéologique.

L'annulation du spectacle SLAV par le Festival de Jazz de Montréal apparaît donc comme un point tournant dans un Québec qui se montre de plus en plus sensible aux enjeux liés à la diversité culturelle. Un Québec dont les débats sociaux ressemblent aussi de plus en plus à ceux des États-Unis. Signe de son américanisation, il hérite à présent de certaines controverses raciales nées chez son voisin du Sud.

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